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le patriarche de ferney.

Voltaire. On en sort amusé, étourdi, et ravi. Sa personne et sa maison offrent tous les contrastes. On le voit mourant, enveloppé dans sa robe de chambre, coiffé de son bonnet de nuit, l’instant d’après se démenant, criant, se disputant avec sa nièce la grosse Mme Denis, s’emportant contre Jean-Jacques ou le président de Brosses qu’un maladroit a nommés, se moquant du Père Adam, un Jésuite qu’il a recueilli, disant des douceurs aux dames, à condition qu’elles soient parées et spirituelles, toujours capricieux et inégal comme un enfant, toujours plein d’humeur et de saillies, causant avec cet esprit étincelant qui enivrait le prince de Ligne. Il aimait à faire sentir sa grande fortune, il recevait magnifiquement ; il donnait des fêtes, il avait un théâtre, où il jouait très mal et très passionnément, où les gens de sa maison, souvent les visiteurs jouaient ; il le démolit, puis il le rétablit par politesse pour Mlle Clairon qui venait à Ferney.

Il faisait avec plaisir le seigneur de village ; il tenait aux privilèges, aux droits de ses fiefs. Comte de Tournay, seigneur de Ferney, gentilhomme ordinaire de la chambre du roi, il avait la manie des titres officiels. N’ayant pu avoir celui de directeur des haras dans sa province, il obtint d’être père temporel des capucins du pays de Gex. Il fallait le voir quand il allait à la messe escorté de deux gardes-chasse qui portaient des fusils, quand il faisait ses Pâques solennellement dans l’église bâtie par lui, quand il haranguait ses paroissiens au milieu de l’office, à propos d’un vol commis pendant la semaine au village : le curé enrageait, et l’évêque lançait des mandements indignés. Il donnait à rire par ses airs seigneuriaux. Mais on l’admirait, quand on voyait autour de lui tant de gens qui ne vivaient que par lui, et qui ne lui en étaient pas toujours reconnaissants ; il élevait Mlle Corneille, une arrière-petite-nièce du poète, la dotait avec le commentaire sur l’oncle, la mariait, se brouillait avec elle ; alors il prenait Mlle de Varicourt, à qui il trouvait aussi une dot et un mari. On pouvait railler ses prétentions de propriétaire, la fierté avec laquelle il montrait son haras, son troupeau, ses taureaux, ses charrues : mais on était saisi de son ardeur de réformes, de sa fièvre d’améliorations, de sa bienfaisance épandue largement. On voyait les manufactures d’étoffes, les fabriques de montres qu’il avait créées, et dont il employait sa popularité européenne à placer les produits. On voyait l’air de prospérité de ce village de Ferney, qui comptait 50 habitants à son arrivée, et 1200 à sa mort. On avait le sentiment que tout ce pays n’existait que par lui : avec ses petitesses, ses travers, ses vices même, il pouvait dire qu’il y avait un petit coin de la France où il avait été un autre Turgot.

Voilà le spectacle qu’il donnait à ses visiteurs ; et ceux-ci offraient