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le patriarche de ferney.

preuve du séjour des eaux de la mer en des temps reculés ; il s’entêta à soutenir un propos qu’il avait lâché étourdiment avant les travaux de Buffon. Il avait supposé que les coquillages étaient tombés des chapeaux des pèlerins qui revenaient de la Terre Sainte, et que les arêtes de poissons étaient les restes de leur déjeuner. Il ne se rencontra pas, par malheur, dans le siècle un autre Voltaire pour faire sur cette grotesque invention une autre Diatribe du docteur Akakia.

Avec Jean-Jacques Rousseau, les premières relations furent cordiales : Jean-Jacques s’inclinait devant Voltaire, et Voltaire cajolait Jean-Jacques. Mais l’un avait trop de vanité, l’autre trop d’orgueil. Rousseau réservait jalousement son indépendance, alors qu’il avait à se faire pardonner son talent. Il écrivit contre les idées de Voltaire : il réfuta dans une lettre le Poème sur le désastre de Lisbonne. Il écrivit contre Dalembert qui voulait qu’on ouvrît un théâtre à Genève, et son ouvrage eut le malheur d’exciter l’austérité genevoise : il fut pour quelque chose dans les tracasseries qui forcèrent Voltaire de transporter à Ferney son théâtre et son domicile. Puis Jean-Jacques se brouilla avec Diderot, avec les Encyclopédistes. Mais ce qui fit déborder la coupe, c’est qu’il se permit quelque part [1] d’écrire que Voltaire était l’auteur du Sermon des Cinquante. Voltaire éclata comme si Rousseau eût amassé des fagots pour le brûler. Il riposta en accusant Rousseau d’avoir mis ses enfants à l’hôpital [2]. Et dès lors il n’y eut pas de mépris, d’injure, de diffamation qu’il ne versât sur Rousseau. Il fit contre lui tout un poème héroï-comique, la Guerre civile de Genève [3] ; il excita sous main les Genevois contre lui. En même temps il se chamaillait avec les ennemis qui poursuivaient Rousseau, le professeur Claparède, le pasteur Jacob Vernet, l’archevêque d’Auch Montillet : tant leurs causes étaient liées, indépendamment de leurs différends personnels.

Voltaire perdit plus qu’il ne gagna dans ces polémiques ; une certaine mésestime s’insinua dans l’admiration qu’il inspirait et il donna lieu, même à des gens qui tenaient de lui toutes leurs idées, de mépriser sa personne absolument.

  1. Dans les Lettres écrites de la Montagne.
  2. Dans le Sentiment des citoyens (1764). Cet odieux pamphlet se termine par cette phrase : « Il faut lui apprendre que, si on châtie légèrement un romancier impie, ou punit capitalement un vil séditieux ». Voltaire prend le masque et le style d’un pasteur fanatique ; [il en porodie le zèle intolèrant : mais bien des lecteurs ont pris et prendront cette conclusion au sérieux].
  3. 1768.