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les tempéraments et les idées.

distraction des courtisans, la légèreté des femmes : à tout ce monde intelligent qui aimerait tant à penser, à savoir, s’il n’avait pas tant peur de s’appliquer et de s’ennuyer, il offre de petits livrets édifiants, clairs, vifs, amusants, qui ne fatiguent point, qui retiennent, et qui déposent leur idée substantielle chez les plus frivoles. De Ferney viennent des catéchismes portatifs, aux titres caractéristiques : Dictionnaire philosophique ou la Raison par alphabet (1764), Évangile de la Raison (1764), Recueil nécessaire (1768), puis, de 1770 à 1772, les neuf volumes de Questions sur l’Encyclopédie, qui ramassent dans toute l’œuvre philosophique de Voltaire les pages les plus efficaces sur toutes les matières.

Une sorte d’impatience l’a saisi : d’autres se contentent encore de publier leur pensée, il veut réaliser la sienne, et voilà pourquoi il fait une propagande effrénée. Voilà pourquoi aussi il limite si nettement, et si modérément au fond, son effort. Sauf la religion qu’il combat à outrance, parce qu’il ne voit pas de compromis possible entre l’Église et la raison, il ne prétend pas changer les bases actuelles de la société. Bourgeois anobli, propriétaire, capitaliste, il est très conservateur [1] ; ni la royauté absolue, ni l’inégalité sociale ne lui semblent incompatibles avec le progrès. Au lieu de tout jeter à bas pour tout réédifier, il ne touche qu’à certaines parties de l’édifice, aux unes d’abord, puis aux autres ; et c’est en ramassant chaque fois toute sa verve, toute sa popularité sur un détail de l’organisation sociale, sur un cas particulier d’injustice ou d’oppression, qu’il rend son action efficace.

Sa défiance des systèmes, ses tendances aristocratiques, son bon sens, tout concourt à lui faire adopter une politique opportuniste comme nous dirions, et réaliste. Voyons les choses dont les petits livrets envolés de Ferney entretiennent le public : ce sont les événements du jour, ceux où apparaît quelque abus, quelque vice social, quelque effet des vieux préjugés et de la tradition oppressive ou fanatique. Voltaire s’en empare, non pour en raisonner ; il crée un mouvement d’opinion pour produire un résultat, pour faire triompher la raison dans le règlement définitif de l’affaire, et, s’il se peut, par une mesure générale qui réponde de l’avenir. Un habitant du pays de Gex a procès contre son curé : Voltaire dit son mot. On condamne un méchant mémoire d’avocat qui réclamait contre l’excommunication des Comédiens : Voltaire lance une satire contre le féroce préjugé (1761). Calas, à

  1. En ce sens qu’il n’attaque pas certaines institutions. Cependant son effort ne va pas à conserver, mais à détruire : il est opportuniste plus que conservateur ; et si l’ou faisait la somme de tous les changements qu’il a demandes, ou se trouverait en présence d’une France toute renouvelée : l’ancien régime aurait disparu par toutes ces menues retouches (11e éd.).