Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/78

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
56
littérature héroïque et chevaleresque.

merveilleux. De sa cour partent d’abord, à sa cour reviennent enfin les chercheurs d’aventures : il est là pour leur donner congé, pour leur souhaiter la bienvenue, majestueux, gracieux, inerte.

Le plus fameux auteur, en ce genre, est Chrétien de Troyes [1], qui écrivait, comme je l’ai dit, à la cour de Champagne, dans la seconde moitié du xiie siècle. Il versait, disait-on, « le beau français à pleines mains », Au reste, c’était un adroit faiseur sans conviction, sans gravité, qui ne se faisait pas scrupule, au besoin, de fabriquer des contrefaçons de légendes arthuriennes, pourvues de noms de fantaisie vaguement celtiques et de la plus invraisemblable géographie. Il mit même en roman breton un conte oriental, dont la femme de Salomon était l’héroïne. Par lui, la matière bretonne prit un étrange tour. Ce Champenois avisé et content de vivre était l’homme le moins fait pour comprendre ce qu’il contait. Jamais esprit ne fut moins lyrique et moins épique, n’eut moins le don de sympathie et l’amour de la nature : mais surtout jamais esprit n’eut moins le sens du mythe et du mystère. Rien ne l’embarrasse : il clarifie tout, ne comprend rien, et rend tout inintelligible. Son positivisme lucide vide les merveilleux symboles du génie celtique de leur contenu, de leur sens profond extra-rationnel, et les réduit à de sèches réalités d’un net et capricieux dessin. Si bien que du mystérieux il fait de l’extravagant, et que sous sa plume le merveilleux devient purement formel, insignifiant, partant absurde. Ne lui demandez pas ce que c’est que ces pays d’où l’on ne revient pas, ces ponts tranchants comme l’épée, ces chevaliers qui emmènent les femmes ou les filles, et retiennent tous ceux qui entrent en leurs châteaux, cette loi de ces étranges lieux, que si l’un une fois en sort, tout le monde en sort ; ce sont terres féodales et coutumes singulières ; s’il ne croit pas à leur réalité — comme il se peut faire. — ce sont fictions pures, dont il s’amuse et nous veut amuser. Il ne songe pas un moment que derrière l’extérieure bizarrerie des faits il y ait une pensée vraie, un sentiment sérieux : il serait bien étonné si on lui disait qu’il nous a parlé de l’empire des morts, et de héros qui, comme Hercule et comme Orphée, ont été

Illuc unde negant redire quemquam,

et forcé l’avare roi des morts à lâcher sa proie.

Pareillement, notre homme de Champagne ne croit pas un instant aux bêtes qui parlent, ni aux services et société commune

  1. Éditions : W. Förster, Œuv. de Ch. de Tr. (le Chevalier au lion, Halle, 1887) ; Eroc et Énide, nouv. ed., 1895). Le Roman de la Charrette. éd. Tarbé, Reims, 1849, in-8.