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les tempéraments et les idées.

scandaliser les rigides calvinistes. Quelques tracasseries décidèrent Voltaire à compléter son système de défense. Il acquit sur la frontière française, et en France, les deux terres de Tournay et de Ferney : il y établit son domicile habituel en 1760. Cette fois, il était absolument indépendant, insaisissable, inviolable : narguant, à leur nez, les Messieurs du Magnifique Conseil, et hors de la prise du gouvernement français, qui, à la première menace, l’aurait vu installé en terre étrangère.


1. ACTIVITÉ PHILOSOPHIQUE DE VOLTAIRE.


Alors, n’ayant plus rien à ménager puisqu’il n’avait plus rien à craindre, sentant la nécessité de ne pas se laisser distancer par les jeunes, Voltaire s’épanouit, plus fort, plus actif, plus jeune à soixante ans passés qu’il n’avait jamais été. Il ouvre toutes ses écluses et lâche toute sa pensée. L’extrême vieillesse est pour lui le temps de la pleine fécondité.

La littérature passe au second plan. Deux tragédies [1], le dur commentaire sur Corneille, un violent réquisitoire contre Shakespeare, voilà la part du poète. Le « vieux Suisse » des Délices, le patriarche de Ferney est avant tout un philosophe. Il se dit « le garçon de boutique » de l’Encyclopédie : mais à son âge, avec son nom, sa fortune, son indépendance, offrir ses services, c’était se déclarer chef. Tout le monde le comprit ainsi, et les « frères » saluèrent avec-joie le maître qui leur venait. À vrai dire, soldats et chefs n’allaient pas toujours du même pas ; le chef était le plus indiscipliné, tiraillant à sa fantaisie, et parfois sur ceux de son armée qui s’avançaient trop à son gré. Il prit très mal la profession d’athéisme que fit d’Holbach [2] ; et Diderot trouvait que le vénéré patriarche radotait un peu avec son Dieu rémunérateur et vengeur dont il ne voulait pas démordre. À l’ordinaire, on faisait bon ménage ; on s’entendait au moins sur les négations, sur les haines, et Voltaire, mettant son esprit endiablé au service de la cause, avait dans tous les « frères » des prôneurs ardents de ses louanges ; il donnait de l’agrément à leurs idées, ils faisaient de la réclame à ses écrits.

Le point capital de la philosophie de Voltaire est toujours la guerre à la religion chrétienne. Mais la tactique change, les attaques deviennent plus directes et plus hardies. Le Sermon des Cinquante (1762) inaugure cette nouvelle manière : dans toute une

  1. L’Orphelin de la Chine (1755) et Tancrède (1760).
  2. Lettres de Memmius à Cicéron (1771) ; Histoire de Jenni, ou le Sage et l’Athée (1775.)