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les tempéraments et les idées.

La nature n’a souci que de la vie : voilà ce qui est beau, naturellement beau. Les formes de la vie, et l’activité de la vie, c’est cela que l’artiste doit s’attacher à rendre : plus ces formes auront de particularité, plus cette activité sera intense, et plus il y aura de beauté dans l’être. Le caractère (et non la régularité, la noblesse, la généralité, éléments classiques de la beauté) doit être l’objet de l’imitation, de l’expression littéraires. C’était l’orientation que déjà Lesage, Marivaux, Prévost avaient donnée au roman : mais jamais cette nouvelle esthétique ne s’était aussi puissamment dégagée que dans le Neveu de Rameau.


4. LES SALONS DE DIDEROT.


Il faut dire un mot des fameux Salons de Diderot (1705, 1766, 1767). Cette critique d’art ne nous satisfait plus aujourd’hui. Elle est trop littéraire. Elle saisit trop volontiers le sujet, l’idée, pour en donner un développement qui substitue le travail de l’écrivain au travail du peintre ou du sculpteur. Là, comme ailleurs, la méthode de Diderot consiste à suspendre sa pensée à la pensée d’autrui, en digressions à perte d’haleine ; les tableaux, les statues offrent un débouché de plus au bouillonnement interne de sentimentalité, de réflexion, d’imagination qui fermente en lui.

Cependant ne soyons pas trop sévères pour Diderot. Aucune vérité, d’abord, n’est vraie de ce diable d’homme, que la vérité contraire ne soit un peu vraie aussi. Avec ce vif sentiment de la réalité que nous avons déjà vu en lui, il voit le tableau, et le fait voir : Avant de déclamer, et tout en déclamant, il nous met sous les yeux la peinture ou il accroche ses réflexions ou ses effusions : en cinq lignes, en une demi-page, il nous en donne la sensation. Ce n’est pas un mince talent pour un critique d’art. Il a, de plus, celui de sentir, de signaler le caractère, la justesse expressive des physionomies, des gestes, des attitudes ; ses critiques et ses remarques sont d’un goût original ; on reconnaît l’homme qui voyait naturellement dans leur particularité et dans leurs rapports respectifs les formes extérieures de la vie. Mais il a encore une qualité plus précieuse : c’est de juger, en somme, de la peinture en peintre, de s’intéresser à la lumière, à la couleur, de jouir de leurs combinaisons délicates ou puissantes. Si sa critique n’est pas plus technique, n’est-ce pas que le public ne l’aurait pas suivi ? Et n’est-ce pas aussi que les tableaux, les statues dont il parlait ne le comportaient pas ? Ces œuvres étaient toutes pleines d’intentions littéraires ; elles voulaient agir sur le public par les sujets et