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les tempéraments et les idées.

çoit plus cette nature intérieure que le xviie siècle étudiait surtout, dont Descartes croyait l’existence plus assurée et la connaissance plus facile que de la nature extérieure. Toutes ses impulsions, à lui, lui viennent du dehors ; sa philosophie, et celle de son temps, lui dit que toutes ses idées lui sont venues par ses sens : il est naturel que la nature extérieure, et les sciences qui s’y appliquent, soient l’objet de son étude. Dès le milieu du siècle, il annonce, bien témérairement, que le règne des mathématiques est fini : mais il annonce, par une sûre divination, que le règne des sciences naturelles va commencer. Physiologie, physique, c’est de ce côté-là qu’il appelle les jeunes gens, non sans emphase ; mais son geste de charlatan souligne des idées de savant. Avec Diderot, le rapport de la philosophie et des sciences semble se renverser : la philosophie renonce à leur imposer ses systèmes, et elle attend leurs découvertes pour en extraire une conception générale de l’univers. La philosophie de Diderot, dans ses parties caractéristiques, est vraiment une philosophie de la nature : ce qu’il tire de Leibniz, ce sont ces principes de raison suffisante, de moindre action, de continuité, que l’étude scientifique du monde organisé et inorganique suppose et vérifie constamment ; et c’est lui d’abord qui, avant Helvétius, avant d’Holbach, remet l’homme dans la nature, et réduit les sciences morales aux sciences naturelles.


3. L’ART DE DIDEROT.


Son art est en harmonie avec son tempérament et avec sa philosophie. Je ne parle pas de l’exécution, souvent lâchée, précipitée ; la perfection du travail ne se rencontre guère chez lui. J’entends par son art les intentions d’art qu’il exprime.

Donc, il y aura d’abord chez Diderot un art naturaliste, expressif de la vie telle qu’elle est, des êtres tels qu’on les voit. Sollicité comme il était par la nature extérieure, il la reçoit, et la rend, comme mécaniquement, avec une merveilleuse sûreté. Lisez la Correspondance, et voyez tous ces tableaux, toutes ces anecdotes dont elle est semée. Lisez le Neveu de Rameau, le chef-d’œuvre le plus égal que Diderot ait composé. Cette excentrique et puissante figure s’enlève avec un relief, une netteté incroyables : profil, accent, gestes, grimaces, changements instantanés de ton, de posture, l’identité foncière et toutes les formes mobiles qui la déguisent, tout est noté dans l’étourdissant dialogue de Diderot. Il y a mis beaucoup du sien, sans doute, et il a prêté de ses idées au personnage ; je ne pense pas que le vrai Rameau fut un bohème aussi profond. Mais, avec un instinct étonnant d’art objectif, tout