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diderot.

société, qui a inventé la religion, les puissances, les distinctions, la hiérarchie, la richesse, c’est-à-dire l’oppression des uns, la tyrannie des autres, de la corruption et de la misère pour tous, — qui a inventé surtout la morale. Car voilà la caractéristique de Diderot : hardiment, crûment, tantôt cynique et souvent profond, il s’attaque à la morale. Elle n’est qu’une institution sociale, d’autant plus haïssable que sa contrainte hypocrite s’exerce par le dedans : sous le nom de morale, on instruit les enfants à s’interdire quelques plaisirs légitimes qui résultent des fonctions naturelles.

C’est le naturalisme de Rabelais, celui de Panurge et de frère Jean, qui reparait dans Diderot, dans ces êtres qu’il a choisis et faits conformes à son idéal, dans le Neveu de Rameau et dans Jacques le Fataliste. Il supprime toutes les vertus, chrétiennes, stoïciennes, mondaines même, qui n’ont rapport qu’à l’individu, et sont fondées sur le respect de soi-même. Chasteté, pudeur, sobriété, réserve, dignité, sincérité : sottises que tout cela, préjugés et gênes de la société. Le scrupule, la délicatesse sur les moyens sont des grimaces absurdes, quand on est assuré de son intention, et qu’on la sait bonne : voyez le curieux dialogue, Est-il bon ? est-il méchant ? un des chefs-d’œuvre de Diderot. Qu’est-ce donc que la vertu ? Elle tient en un mot : c’est la bienfaisance. Tout ce qui est utile à l’humanité est bien ; tout qui est nuisible à l’humanité est mal ; ce qui ne fait ni bien ni mal à personne est indifférent ; que je mente, que je me grise, ou pis, qu’importe, si ces actes sont sans effets, sans prolongements funestes au dehors ? et si, de mon mensonge, ou de mon ivrognerie, il sort un bien pour quelqu’un, j’ai bien fait d’être menteur ou ivrogne. La nature de Diderot l’a sauvé des vices qui avilissent ; pauvre, indépendant généreux, sans convoitise et sans platitude, il est assez honnête homme pour arriver à faire une sorte de morale avec son instinct. Il s’appuie sur le respect, le culte de la nature, c’est-à-dire des phénomènes, car elle n’en est que la collection. Aussi ne peut-il s’empêcher d’admirer, presque d’aimer ce superbe jaillissement d’énergies naturelles, d’appétits, qu’offre le neveu de Rameau : il tombe d’accord avec lui que « le point important est que vous et moi nous soyons, et que nous soyons vous et moi : que tout aille d’ailleurs comme il pourra [1] ».

La nature, enfin, pour Diderot, c’est la science. Il en a conçu la méthode, les directions, les résultats. Mais ce mot de nature se détermine pour Diderot dans un sens bien moderne. Il n’y aper-

  1. Cependant le Neveu de Rameau atteste un effort de Diderot pour séparer sa morale de la nature du simple abandon à l’instinct, et pour écarter l’interprétation qui lâcherait les appétits et les passions de l’individu en pleine liberté dans la vie sociale (12e éd.). Et personne n’a plus moralisé que lui (14e éd.).