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les tempéraments et les idées.

Mais il a écrit, comme il parlait, facilement, gaiement, sans fatigue et sans relâche : cela purgeait son esprit, comme eût dit Aristote. Aussi ne peut-on parler ici de labeur artistique, de lente élaboration, de composition savante et réfléchie : toutes ces simagrées ne sont pas sa manière. Écrire, ou parler, est une fonction naturelle pour lui ; il n’y fait pas de façon, il se soulage, et il y a de l’impudeur vraiment dans son naturel étalé, dans son improvisation à bride abattue ; tous les endroits lui sont bons, et toutes les occasions. Il s’est attelé à l’Encyclopédie, et comme il veut la mener à bon port, il baisse le ton. Rien ne nous permet mieux de mesurer l’énergie déployée par Diderot dans cette affaire, que ce miracle opéré en lui par le désir de réussir : il a tâché d’être décent, de ne rien lâcher sur le gouvernement ou la religion qui fît par trop scandale. Mais aussi comme la langue lui démangeait pendant qu’il travaillait si sagement ! comme cette besogne l’excitait ! Tout ce qu’il n’avait pas pu dire dans ses articles, il le jetait dans d’autres ouvrages ; ce n’était pas pour la gloire, ni pour le gain qu’il écrivait : c’était pour lui, pour évacuer sa pensée. Il publiait ses Pensées sur l’Interprétation de la nature, son Entretien d’un philosophe avec la maréchale de ***, etc. : mais son Rêve de Dalembert, son Supplément aux voyages de Bougainville, son Paradoxe sur le Comédien, sa Religieuse, son Jacques le Fataliste, son Neveu de Rameau, c’est-à-dire le meilleur et le pire, le plus caractéristique en tout cas de son œuvre, tout cela est resté enfoui dans ses papiers. C’était écrit ; il n’en fallait pas plus à Diderot, il avait tiré de son œuvre le plaisir qu’il en attendait. Avec la même indifférence, il semait de ses pages dans les livres de ses amis : an traité de clavecin de Bemetzrieder, une histoire de l’abbé Raynal, une gazette de Grimm, tout lui était bon ; l’essentiel, pour lui, c’était d’écrire ; y mettre son nom n’aurait rien ajouté à son plaisir ! Et, au bout de trente ans de cette effusion sans relâche, je ne garantis pas que Diderot ne soit pas mort avec le regret d’avoir gardé quelque chose d’inexprimé dans son esprit.

Cette intense restitution de pensée était le résultat d’une active absorption ; sa puissante machine toujours sous pression et qui produisait un travail incessant devait être largement alimentée. Diderot n’est point un génie créateur, apte à tirer un monde de soi ; il est loin de Descartes, loin même de Rousseau. Cela l’oblige d’être un savant et un curieux. M. Faguet l’a très bien dit, il est au courant d’une foule de choses dont la connaissance n’était pas commune en son temps. Quand on s’en tient aux faciles raisonnements de Locke, quand nos gens qui ne s’effraient guère veulent devant Spinoza, non pas devant la hardiesse, mais devant la profondeur de sa doctrine, et craignent de s’y casser la tête,