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les tempéraments et les idées.

contraire aux doctrines libérales et individualistes du groupe économiste, auquel appartenait Turgot [1].

Les misères et l’oppression du peuple, à la fin du règne de Louis XIV, avaient excité des patriotes tels que Vauban et Boisguilbert à chercher, en dehors de toute doctrine politique et de toute intention révolutionnaire, les moyens d’améliorer l’état matériel du royaume. Ces études faisaient encore l’objet principal du Club de l’Entresol, où l’on rencontre l’abbé de Saint-Pierre et le marquis d’Argenson. Quesnay, ce médecin de Louis XV dont la hauteur de pensée imposait le respect même au roi, s’y appliqua ensuite, et fut le fondateur de l’école économique, à laquelle se rattachent des esprits aussi divers que le marquis de Mirabeau et Turgot. J’ai parlé de l’Ami des hommes, qui avait voué un culte à Quesnay. Turgot [2] fut un des plus nobles esprits du temps. Il renonça à l’assurance d’une grande fortune ecclésiastique, pour ne point se condamner toute sa vie à porter un masque sur le visage. Il ne devint pas pourtant ennemi du christianisme. Il prenait cette position, originale en son temps, de respecter le christianisme en n’obéissant qu’à la raison. Il estimait que toutes les religions ont droit à la tolérance pourvu qu’elles ne choquent point la morale. Il ne poussa point à démolir la société : il se contenta de travailler à l’améliorer. Il avait embrassé toutes les parties du gouvernement et de la vie nationale : administration, finances, industrie, commerce, éducation, il avait tout étudié avec un esprit philosophique, sans rechercher la nouveauté ni respecter la tradition, uniquement mû par l’amour de l’humanité et réglé par la considération du possible.

Si l’Encyclopédie pouvait contenir à la fois des athées et des déistes, des révolutionnaires et des modérés, des communistes et des individualistes, c’était au nom de son principe : la souveraineté de la raison. Tout ce qui la reconnaissait était de la maison. Nous pouvons donc négliger toutes les divergences de doctrine et les incompatibilités d’humeur : ce qui lie le parti, et caractérise le mouvement philosophique, c’est la foi dans la raison. En ce sens, l’œuvre où aboutit toute la pensée du siècle, c’est la fameuse Esquisse de Condorcet [3]. Proscrit, Condorcet gardait toute sa séré-

  1. L’abbé de Mably (1709-85) : le Droit public de l’Europe, 1748, 2 vol.in-12 ; Entretiens de Phocion, sur le rapport de la morale avec la politique, 1763, in-12 ; Doutes proposés aux philosophes économistes, 1768, in-12 ; Observations sur le gouvernement et les États-Unis d’Amérique, 1784, in-12 ; Œuvres, éd. Aruoux, ch. iii, t. V, v. in-l8.
  2. Biographie : Jacques Turgot (1757-1781), prieur de Sorbonne en 1749, quitte l’Église en 1751, ne pouvant plus accepter l’étroite orthodoxie. Conseiller au Parlement en 1757, il collabore à l’Encyclopédie. Intendant à Limoges, en 1761, ministre du 24 août 1775 au 12 mai 1776. — Éditions : Œuvres complètes, 1848. 2 vol. gr. in-8 ; Correspondance inédite de Turgot et Condorcet, publ. par Ch. Henry, Paris, in-8. — À consulter : L. Say, Turgot, Coll. des Gr. Écr. fr.. Hachette, in-16.
  3. Le marquis de Condorcet (1743-1794), mathématicien, économiste et philosophe