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la lutte pihilosophique.

lucide esprit qui ne prit point de part aux polémiques violentes du temps. Son œuvre, comme celle de Descartes au xviie siècle, est l’expression philosophique du même esprit qui a produit la littérature du temps. Il évite, comme Voltaire, les négations extrêmes : il ne professe ni athéisme ni matérialisme. Il fait seulement dériver toutes les idées des sensations, sur lesquelles l’esprit travaille, qu’il clarifie, compare, abstrait, simplifie, généralise, dont il extrait à la longue des séries infinies de raisonnements rigoureux et limpides. On saisit dans sa méthode à la fois la force et la faiblesse de l’esprit du xviiie siècle, encore trop adonné à l’analyse. Condillac n’enseigne point à observer les faits, base de la science ; il n’indique pas les moyens de les vérifier, de les interpréter. Il n’opère que sur les idées, quelles qu’elles soient, et de quelque façon qu’elles aient pénétré dans l’esprit de l’homme. Et c’est précisément le défaut général de tous les penseurs du temps, de ne point assurer suffisamment les principes de leurs raisonnements, d’ignorer, de mépriser, de mal voir les faits, de supposer constamment la réalité adéquate à leur idée. En revanche, ce sont d’incomparables raisonneurs ; et le fort de Condillac est justement l’art de raisonner. Avant tout il est logicien. Il nous enseigne à nous faire du monde extérieur des idées claires, précises, ordonnées. Il nous fait suivre la genèse naturelle des idées, le développement parallèle des signes, et nous montre dans le langage « un merveilleux instrument d’analyse », qui, par ses termes abstraits où se rassemblent des collections d’idées, par son mécanisme où s’expriment des séries de rapports, facilite de plus en plus la tâche de l’esprit [1]. Les opérations de la pensée sont une algèbre, dont les mots sont les signes. Les jugements sont des équations, et les termes qu’on assemble sont des objets abstraits, idéaux : nulle part on n’aperçoit mieux que chez Condillac pourquoi l’esprit français au xviiie siècle élimine de sa pensée toute réalité concrète, les formes par conséquent de la vie et la matière de l’art, et pourquoi la poésie ne peut plus être qu’un jeu intellectuel, réglé par des conventions arbitraires.

Le parti encyclopédiste était assez vaste pour englober les tendances individuelles les plus inconciliables, Mably par exemple et Turgot. L’abbé de Mably, frère de Condillac, eut une influence limitée, mais sérieuse et durable : il s’était attaché aux sciences sociales et politiques ; dépassant Rousseau qu’il avait devancé, il développe hardiment des théories communistes. Rien n’était plus

    l’origine des connaissances humaines, 1746, 2 vol. in-12 ; Traité des sensations, 1754. 2 vol. in-12 ; Cours d’Études du pr. de Parme, 1769-1773, 13 vol. in-8. — À consulter : Taine, les Philosophes classiques du xixe siècle, chap. i.

  1. Je ne fais guère ici que résumer une page de Taine.