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la lutte pihilosophique.

ménageait les philosophes sans les aimer, et ils le ménageaient en s’en défiant. L’excellent Pompignan, le poète, ne réussit qu’à se faire donner un ridicule immortel, universel. Celui qui eut le plus de talent, qui marqua inexorablement toutes les petitesses des philosophes dans ses acres satires, Gilbert, obtint la faveur de la cour, des pensions, un nom littéraire qui n’est pas encore oublié : il n’eut aucune prise sur l’esprit public. Palissot, médiocre auteur et assez plat personnage, fit plus de bruit, ayant agi par le théâtre : instrument d’une pieuse coterie, il fit jouer en mai 1760 ses Philosophes, où Diderot, Rousseau, Mme  Geoffrin étaient personnellement ridiculisés, où Helvétius, Duclos étaient attaqués dans leurs œuvres. Ce fut une grande clameur dans le camp philosophique : mais Palissot avait eu l’adresse de cajoler Voltaire, qui vit avec indulgence les coups qui pleuvoir à côté de lui, sur ses amis et leurs doctrines. Il leur offrit seulement la consolation de se venger sur Fréron, et d’applaudir dans l’Écossaise des personnalités plus grossièrement injurieuses que celles dé Palissot.

L’année 1760, avec ses deux grandes journées théâtrales, marque le moment où la lutte est le plus envenimée. Le parti philosophique s’est organisé, discipliné ; il a ses chefs, ses mots d’ordre, il manœuvre d’ensemble, docilement ; opposant intolérance à intolérance, fanatisme à fanatisme, exclusif, étroit, violent, comme les adversaires qu’il combat, il a pris pied à l’Académie française avec Dalembert, qui peu à peu l’y installe, et la lui asservit. Enfin la grande machine qui devait faire triompher la raison, l’Encyclopédie, se construisait [1]. Suspendue pendant dix-huit mois après l’apparition des deux premiers volumes, puis reprise et menée avec ardeur, la publication de l’Encyclopédie venait d’être arrêtée de nouveau par le Parlement (1757) : l’un des deux directeurs de l’entreprise, Dalembert, ami de son repos, s’effrayait, se retirait ; ni Diderot ni Voltaire ne pouvaient le faire revenir sur sa décision. Diderot s’entêtait : il forçait au bout de huit ans les résistances de l’autorité (1765), remettait l’édition en bon train avec une permission tacite, intéressait à l’entreprise Mme  de Pompadour, Richelieu, Bernis, Choiseul, Malesherbes, Turgot, atténuait l’effet fâcheux de la désertion de son collaborateur, abattait à lui seul une effrayante besogne, écrivait, commandait, arrachait les articles nécessaires, et finissait par vaincre. Le dernier volume de l’Encyclopédie paraissait en 1772 : les tables et les additions étaient achevées en 1780. En peu de temps l’édition était enlevée en France et contrefaite à l’étranger.

L’idée première, comme le succès final, était due à Diderot. Des libraires avaient pensé à une publication sur le modèle de l’Encyc-

  1. L. Ducros, les Encyclopédistes, 1900, in-8.