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les tempéraments et les idées.

ministre ne le nomma pas. N’ayant plus d’espoir d’être employé, réduit bientôt après à l’inaction par la maladie, alors l’ambition qui bout en lui prend un autre cours, et tend à la gloire par d’autres efforts. Les lettres apparaissent à Vauvenargues non seulement comme une consolation de son impuissance, mais comme une promesse d’immortalité. Il mourut trop tôt pour avoir eu le temps d’être autre chose qu’un amateur, ne laissant que quelques écrits d’un talent inégal et peu mûr, des Discours, des Caractères, des Réflexions, que complète son émouvante correspondance avec le marquis de Mirabeau et Fauris de Saint-Vincent.

Vauvenargues n’est pas un moraliste détaché qui observe les hommes pour les peindre. Jusqu’à la fin, l’action fut son but. Il n’écrit que pour occuper son loisir, tromper son impatience ; et quand il doit se dire qu’il n’y a pas de rôle pour lui en ce monde, il écrit le rôle qu’il ne jouera pas : c’est un rêve d’action que toute sa littérature développe. Il regarde le monde et la vie, comme un capitaine étudie son terrain. Ce qui remplit ses ouvrages, ce sont ses désirs, ses aspirations, ses inclinations, ses dégoûts, ses haines, ses idées de gloire et de combat ; ce sont des confidences échappées dans la fièvre de l’ennui ou le désespoir de l’impuissance. Cette âme tendre, fière, ferme, généreuse, ambitieuse, n’a jamais parlé que d’elle-même, ou des autres par rapport à elle-même, et pour déterminer l’action qui lui donnerait prise sur eux.

Vauvenargues fut un homme de son temps : il eut pour Voltaire une admiration qui toucha profondément le philosophé, étonné d’abord d’avoir fait la conquête, d’un capitaine d’infanterie, saisi bientôt de ce qu’il y avait d’intelligence, d’activité, d’énergie dans ce jeune homme, et découvrant peu à peu toute la noblesse de cette âme. Plus jeune que Voltaire de vingt ans, Vauvenargues lui imposa le respect. En revanche, son hommage fut pour Voltaire la première aurore de cette popularité qui aboutit à l’apothéose de 1778 : il n’allait pas seulement au poète, il allait au philosophe, au précepteur et au bienfaiteur de l’humanité.

Irréligieux sans tapage et sans raillerie, déiste avec gravité, Vauvenargues ne connaît d’immortalité que celle de la gloire, et comme il l’a dit, les hommes, la vie présente sont l’unique fin de ses actions. Optimiste malgré les déboires de sa vie, il croit à la bonté de la nature ; il estime qu’au total l’effort de l’humanité tend au bien. Agir est la fin de l’homme, et le prix de bien agir est donné par l’estime des hommes et de la postérité. Mais l’idée originale de Vauvenargues, où se résume toute sa philosophie, c’est le respect des passions. Lui qui a l’air d’un stoïcien, il n’y a pas de doctrine qu’il combatte plus énergiquement, que l’ataraxie stoïcienne. Il ne se contente pas d’aimer la nature dans ses in-