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les tempéraments et les idées.

d’être inattaquables ; mais il suffit pour les grandir de les comparer à leurs adversaires. Encore, au début du siècle, avait-on Rollin[1] et Daguesseau [2].

C’est un piètre historien que Rollin, et c’est un médiocre orateur que Daguesseau. Mais au moins ce sont des caractères, ce sont deux grands honnêtes gens, avec leur esprit étroit et obstiné ; ils savent souffrir pour le bien. Ils forceront l’estime du parti philosophique : d’autant qu’ils sont trop justes, trop modérés, trop scrupuleux pour être dangereux. Et, contre leur vouloir, tous les deux servent les causes qu’ils abhorrent. Daguesseau, gallican, janséniste, parlementaire, respectueux de la souveraineté royale, fait éclater par sa longue disgrâce, par son exil, l’inutilité de la modération : la moralité de cette noble vie, c’est qu’il n’y a plus de milieu entre la révolte et la servitude, et que le despotisme ombrageux des ministres ne tolère même pas la simple indépendance. Pour Rollin, dans ces histoires anciennes qu’il conte à la jeunesse, il y a du moins une chose que ce vieux martyr du jansénisme, ce doux révolté qui se fit chasser de son collège, casser du rectorat, exclure des assemblées de l’Université plutôt que d’accepter l’abominable bulle, il y a une chose qu’il voit dans l’antiquité, et il la fait voir, sans se douter combien elle est subversive de l’ordre établi : c’est la raide énergie des âmes, le sacrifice volontaire et répété des intérêts, des affections, des existences à une idée de patrie, de liberté ou de vertu. Le cours d’histoire du bon Rollin, avec sa candide inintelligence du passé et son absence de critique, est un cours de morale républicaine ; il insinue dans les âmes des sentiments, un besoin d’action libre et généreuse, qui à la longue leur rendront l’ordre social insupportable. L’honnête Université, offrant Plutarque et Tite-Live à l’admiration des jeunes gens destinés à vivre dans une monarchie absolue, a cultivé en toute simplicité de cœur les ferments révolutionnaires dont la puissance apparaîtra après 1789.

Quand Rollin et Daguesseau ont disparu, je cherche ce qui pourra opposer une résistance aux philosophes : je ne trouve rien. Tout ce qui a l’esprit ouvert et généreux est entamé par leurs

  1. Charles Rollin (1661-1741), recteur de l’Université en 1694, puis principal du collège de Beauvais, destitué en 1702 pour jansénisme, écrivit dans sa vieillesse le Traité des Études (1726, 4 vol. in-12). l’Histoire ancienne (1730 et suiv., 12 vol. in-12 et l’Histoire romaine (1738, 9 vol. in-12). Si les écrivains se classaient selon l’honnêteté, il faudrait le mettre au premier rang : mais si notre affaire n’est pas de décerner des prix de vertu, nous devons nous contenter d’un rapide et respectueux salut. — À consulter : Vinet, ouvr. cité, t. 1. Ferté, Rollin, sa vie, ses œuvres, etc., 1902.
  2. H.-F. Daguesseau (1668 – 1751), chancelier, fut exilé en 1718 pour avoir combattu le système de Law, rappelé en 1720, exilé de nouveau en 1722, et ne reprit les sceaux qu’en 1737. Œuvres complètes, 1759 – 1790, 13 vol. in-4 ; Lettres inédites, Paris, 1823, 2 vol. in-8.