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les romans bretons.

complira leur destinée de joie ou de misère. Au fond, toujours ou presque toujours, l’amour, non pas l’appétit brutal des chansons de geste, ni la fine rhétorique du lyrisme méridional, mais le sentiment profond, ardent, qui emplit une âme et une vie, qui y verse seul le bonheur ou le malheur. Voici bien du nouveau pour notre public : voici la passion intime, éternelle, qui souffre, et qui se sacrifie : Fresne préparant le lit de la nouvelle épouse pour laquelle son seigneur la répudie ; la femme d’Eliduc ranimant la fiancée que son mari avait ramenée d’outre-mer, et se faisant nonne pour lui céder la place. Voici les séparations qui n’abattent pas l’amour et ne lassent pas la fidélité : Guigemar et sa bien-aimée qui retrouvent intacts après des années les nœuds qu’ils se sont liés mutuellement autour de leurs corps ; Milon épousant en cheveux gris celle qu’il a choisie dès l’enfance. Voici l’exaltation amoureuse, dont les effets ne sont pas de vulgaires coups de lance, mais d’étranges défis à la nature : l’amant qui, pour mériter sa maîtresse, la porte dans ses bras jusqu’au sommet d’une montagne, et qui expire en arrivant.

Tout cet amour sans doute n’est pas platonique, ni toujours délicat. Mais le sentiment pénètre et enveloppe tout. Il fait vraiment de l’amour la chose du cœur, et toutes les satisfactions qu’il poursuit ne sont rien auprès de la ravissante douceur qu’éprouvent les âmes à s’unir, à se pénétrer intimement. L’exquise chose, que ce lai où il ne se passe rien ! Un chevalier toutes les nuits vient regarder la dame accoudée à sa fenêtre : elle a un vieux mari qui s’inquiète, et lui demande ce qu’elle fait ainsi ; elle répond qu’elle vient entendre le chant du rossignol, et le brutal fait tuer le doux chanteur : la dame envoie le petit corps de l’oiseau à son ami, qui le garde dans une boite d’or : et c’est tout. Ou bien cet autre : Tristan, banni de la cour du roi March, apprend qu’Yseult doit traverser la forêt où il s’est retiré : il jette sur le passage de la reine une branche de coudrier autour de laquelle est roulé un brin de chèvrefeuille ; et sur l’écorce il a gravé ces mots :

Belle amie, ainsi va de nous :
Ni vous sans moi, ni moi sans vous.

La reine voit, comprend, entre sous bois. Elle trouve Tristan : ils causent, joyeux ; ils se séparent, pleurant. Et c’est tout encore. Ce sont là quelques-uns des lais que nous dit Marie de France [1], de sa voix grêle, si simplement, si placidement, qu’on peut se demander si elle se doutait de l’originale impression qu’elle nous fait ressentir.

  1. Édition : Warnke, Halle, 1885. – À consulter : Bedier, Les Lais de Marie de France (Revue des Deux Mondes, 15 oct. 1891)