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les tempéraments et les idées.

sairement, dans des circonstances données, changé le cours des choses. C’est possible ; cela n’est pas sûr. Il est impossible, dans l’infinie complexité des choses humaines qu’une infinité de forces concourent à produire, quand les causes physiques et les causes morales se perdent dans les obscures profondeurs de notre organisme et de notre conscience, quand on ne démêle encore — et au temps de Montesquieu on était loin d’être aussi avancé que nous sommes — quand on ne démêle que les plus superficielles réactions et les plus grossiers enchaînements de phénomènes, il est impossible de déterminer ce qu’il aurait fallu ôter ou retrancher d’énergie humaine ou de travail législatif pour détourner ou barrer le cours des événements. Montesquieu ne s’embarrasse pas de cette double difficulté. Son imagination pèse et mesure ce qui ne peut se peser ni se mesurer.

Il met la méthode expérimentale au service de ses idées préconçues, et généralise — témérairement, excessivement — tous les faits que ses recherches ont mis en évidence. Il a une ample information : il a lu, il a voyagé ; depuis les anciens Grecs jusqu’aux Suisses de son temps, depuis les sages Chinois jusqu’aux plus grossiers sauvages, tous les peuples fournissent des documents à son enquête. Et d’abord on saisit deux défauts à cette méthode d’information. Pas plus que dans les Considérations, il ne fait la critique de ses sources : il utilise tout ce qui est imprimé, comme d’égale valeur. Ensuite il met tous les faits au même plan ; il raisonne indifféremment sur une coutume de Bornéo et sur les lois anglaises, sur un règlement de Berne et sur une institution de Rome. Il prend tous les cas particuliers comme équivalents et également significatifs. C’est ainsi qu’il égalera Berne à Rome, et verra dans ce canton suisse une menace pour les libertés de l’Europe, parce que Berne se trouve répéter Rome dans une particularité de son organisation militaire [1].

Pour parler du gouvernement républicain, Montesquieu a étudié Rome, les cités grecques ; il a sous les yeux les cantons suisses, Venise, Raguse. La conquête du monde a tué la république à Rome : Montesquieu prononcera que la forme républicaine est incompatible avec la vaste étendue du territoire. Il ne soupçonne pas la possibilité d’une démocratie de trente-cinq ou de soixante millions d’hommes. Pour définir le despotisme, il a la Turquie, et sur la Turquie des relations de voyageurs plus ou moins complètes ou exactes. Le sérail et la bastonnade, voilà les caractères saillants de la société turque, telle qu’il l’aperçoit. Il ne voit que la crainte

  1. Il n’importe que cet exemple soit tiré des Considérations : c’est toujours la même méthode.