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montesquieu.

niement de telle disposition législative, tel autre se serait arrêté sur la pente de sa décadence.

Ce n’est pas qu’au milieu de tous ces calculs de mécanique constitutionnelle, le physicien ne reparaisse souvent ; lisez au livre XI l’admirable résumé de la constitution anglaise : Montesquieu l’engendre tout entière par le jeu des causes physiques et historiques. Cependant, dans l’ensemble de l’ouvrage, domine le dogmatisme du théoricien politique qui pense lier les événements par des chartes. Montesquieu, qui se souvient parfois des causes physiques, semble ignorer absolument que la matière sur laquelle travaillent les législateurs, l’humanité vivante, contient en puissance une infinité d’énergie, qu’elle n’est pas seulement le champ de bataille que la loi dispute à la nature, qu’elle peut trancher à chaque instant le différend par ses forces, ses tendances intérieures, et qu’enfin c’est elle, et elle seule, qui fait la loi puissante ou inefficace. Pour Montesquieu, la loi n’est pas par elle-même une forme vide : c’est un ressort, qui, dès qu’il est placé, produit, la sorte et la quantité de travail que le constructeur voulait obtenir. Il fait abstraction de l’homme, et le traite comme une matière inerte et passive : si bien que, dans son idée, un système de lois bien conçu ne peut manquer de mener n’importe quel peuple, en quelque sorte sans qu’il s’en mêle, à son maximum de puissance et de prospérité. Dès le début de son livre, avant la naissance des sociétés, il essaie de se représenter l’homme de la nature. Ce n’est plus le loup déchaîné de Hobbes et de Bossuet : c’est un sauvage doux et timide, un être neutre, quantité négligeable dans les calculs sociologiques. Aussi le néglige-t-il tout à fait par la suite, et rien ne donne plus à son ouvrage le caractère d’un système abstrait, qu’aucune réalité vivante ne soutient.

Les ingénieuses constructions de Montesquieu sont fondées sur deux sophismes généraux, que voici : tout ce qui est, devait être ; et, tout ce qui est, pouvait ne pas être. Il y a sophisme à dire que ce qui est devait être, quand on prétend expliquer ce qui est : car c’est dire que l’on a trouvé la somme des causes égale à la somme des effets. Or il est impossible d’affirmer que les causes définies et connues sont les véritables causes, nécessaires et suffisantes, des effets, plutôt qu’un inconnu, qu’on néglige ; et par suite on se trompe quand on dit que, ces causes étant données, ces effets devaient suivre ; car ils pouvaient ne pas suivre, si le résidu inaperçu, inexpliqué, n’y avait été joint. On se trompe bien plus dangereusement quand on dit que, ces causes étant de nouveau données, les mêmes effets suivront : car ils suivront ou ne suivront pas, selon qu’à ces causes sera joint ou non le même inconnu. Il y a sophisme aussi à dire qu’une loi, un acte humain aurait néces-