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montesquieu.

De la nature, le jeune magistrat tenait une certaine sensualité que les mœurs contemporaines développèrent en polissonnerie intellectuelle. Après s’être donné toute liberté dans les scènes orientales des Lettres persanes, Montesquieu sera calmé par l’âge, la gravité professionnelle, le soin de sa considération. Mais il aimera toujours à disserter, sans rire, avec érudition sur des matières scabreuses ; il aura plaisir, dans l’Esprit des Lois, à noter les lois et les coutumes qui blessent le plus nos idées de la morale et de la pudeur, à relever toutes les convenances physiques ou politiques qui peuvent les justifier. Ce n’est presque rien dans l’ampleur du livre : et pour nous c’est moins que rien. Mais en ce temps-là, cela faisait lire l’ouvrage.

J’en dirai autant du bel esprit de Montesquieu. Jamais il ne dépouilla tout à fait l’académicien de province, qui excelle à parer des lieux communs d’intentions fines ou malignes. Et il y avait aussi en lui un causeur brillant, coquet, ne voulant pas en société lâcher un mot qui ne fût une saillie ou une pensée. Ainsi l’habitude de penser par épigrammes ou par sentences passe chez lui en nature. De là ce style à facettes, brillanté, enjolivé, que Buffon blâmait : de là ces comparaisons cherchées, ces pointes imprévues, qui faisaient dire à Mme du Deffand que cet Esprit des Lois était de l’esprit sur les lois. Cela encore était un appât pour le commun des courtisans et des femmes.

Mais venons aux origines des parties essentielles et solides de l’ouvrage. Pendant les dix ans qu’il garda son office de magistrat, Montesquieu se dégoûta du métier de juge, et s’intéressa à la science du droit. La procédure et les formes, les procès particuliers l’ennuyèrent : les principes généraux et les sources historiques du droit captivèrent son attention. L’idée première des recherches qui occupèrent une bonne partie de sa vie vint de là, et la forme définitive de son esprit en resta déterminée : Montesquieu sera toujours un juriste ; toutes ses idées historiques, ses vues politiques, ses conceptions philosophiques revêtiront des formes juridiques. L’Esprit des Lois se terminera par cinq livres qui sont une œuvre rigoureusement technique d’érudition juridique ; ce sont, dit le titre, « des recherches nouvelles sur les lois romaines touchant les successions, sur les lois françaises et sur les lois féodales », qui sont comme le fragment et le début d’une étude d’ensemble sur les origines de la législation française. Nous quittons ici tout à fait le point de vue politique et philosophique ; et nous n’avons plus devant nous qu’un professeur de droit.

En 1716 et dans les années suivantes, Montesquieu se laisse gagner au goût des sciences physiques et naturelles. On savait qu’il avait communiqué à l’Académie des sciences, lettres et arts de