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montesquieu.

C’est un peintre de mœurs charmant, délicat, ingénieux ; c’est un maître écrivain, qui excelle à mettre en scène, comiquement, un travers, un préjugé : mais son observation a la portée du Français à Londres de Boissy, et du Cercle de Poinsinet. Montesquieu est tout juste apte à railler la curiosité frivole des badauds parisiens, la brillante banalité des conversations mondaines, à noter que les femmes sont coquettes, et les diverses formes de fatuité qui se rencontrent dans le monde. Il n’y a pas ombre de pénétration psychologique dans les Lettres persanes.

Mais elles ont des parties graves : Montesquieu a l’habitude de se mettre tout entier dans chacun de ses livres ; il ne sait pas réserver une partie de sa pensée. Aussi trouvera-t-on dans ce léger pamphlet des réflexions qui contiennent en puissance l’Esprit des Lois. Quand la satire sociale se substitue à la satire des mœurs mondaines, le ton se fait plus âpre ; Montesquieu développe, et cette fois avec la supériorité de son génie, ce qui était seulement en germe dans quelques parties du livre de La Bruyère. Il est vrai qu’il a reçu l’instruction des événements : il a vu s’achever le long et lourd règne de Louis XIV, il écrit dans le fort de la réaction qui suivit la mort du grand roi ; et il y aide, pour son compte, de tout son cœur. Il fait le procès à tout le régime. Il a des mots écrasants pour les financiers, dont le corps, fait-il dire à son Persan, se recrute parmi celui des laquais. Il signale l’abus des privilèges de la noblesse ; il flétrit l’avidité insatiable des courtisans. Il dit son mot sur les affaires actuelles, sur le système de Law, dont il fait la critique. Mais il s’attaque surtout au despotisme de Louis XIV, qu’il hait autant que Saint-Simon ; il expose comment la monarchie dégénère en république ou en despotisme ; il esquisse déjà sa fameuse théorie des pouvoirs intermédiaires. Il remonte, pour nous instruire, jusqu’à l’origine des sociétés ; et, suivant sa fantaisie, il nous développe une sorte de mythe à la façon de Platon, qui est comme le rêve d’une intelligence raisonnable et optimiste. Il conte l’histoire des Troglodytes, qui se sont détruits en s’abandonnant aux instincts naturels. Deux familles avaient échappé : elles fondent un nouveau peuple dont la prospérité sera assise sur les vertus domestiques et militaires, et sur la religion.

Ce mot de religion ne doit pas nous tromper sur la pensée de Montesquieu. Elle est pour lui une institution comme les autres ; c’est une partie de la police. Il est foncièrement irréligieux ; il ne comprend pas plus le christianisme que l’islamisme. Le principe intérieur de la religion lui échappe, comme au reste le principe de l’art et de la poésie.