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la jeunesse de voltaire.

Cette conception se précisa dans l’esprit de Voltaire sous l’influence des mêmes circonstances qui firent éclater les Lettres anglaises. L’Angleterre et la France de Louis XIV lui servirent à faire honte à la France de Louis XV. Comme Newton enterré à Westminster, Molière, Racine, protégés de Louis XIV, feraient voir au public de quelle façon devaient être traités les penseurs, les poètes qui sont l’honneur d’une nation : ce passé jugerait le présent. Voltaire y songea d’autant mieux que depuis quinze ans il assistait à une réaction contre ce grand règne. Malgré ses aristocratiques relations, il ne s’était jamais associé à cette réaction : la splendeur des lettres et des arts compensait tout à ses yeux. Mais, de plus, il ne haïssait pas le despotisme. Ses idées de bonne administration l’inclinent même plutôt à aimer le despotisme, dès que le despote est vigilant, laborieux, dévoué à la grandeur de l’État. Ainsi se compléta le dessein primitif du Siècle de Louis XIV, par l’accession de deux pensées : une pensée satirique fut peut-être l’occasion réelle du livre, et, à coup sûr, dut en être la conclusion secrètement, sourdement insinuée. L’autre pensée s’ajouta à la philosophie du livre : dans le progrès de l’esprit humain, que Voltaire se proposait de peindre, il voyait et voulait montrer comme agent principal un homme, le despote éclairé. Le siècle de Louis XIV était une des grandes époques de l’esprit humain, et ce grand siècle était essentiellement l’œuvre personnelle de Louis XIV : c’est le sens de la fameuse lettre à Milord Hervey.

Voilà sous l’empire de quelles idées, en 1735, en 1737, en 1738, Voltaire travaillait fiévreusement. L’ouvrage s’organisait de façon à manifester l’intention philosophique de l’auteur : vingt chapitres esquissaient l’histoire générale de l’Europe. Un chapitre montrait Louis XIV dans sa vie privée. Quatre chapitres représentaient le gouvernement intérieur, commerce, finances, affaires ecclésiastiques. Enfin, cinq ou six chapitres, étalant la grandeur de l’esprit humain dans les lettres et les arts, couronnaient magnifiquement l’ouvrage. Il y avait une trentaine de chapitres à peu près achevés en 1739 : ils forment le premier état du Siècle de Louis XIV. C’est alors que l’Introduction et le Premier Chapitre, glissés dans un Recueil de pièces fugitives, furent condamnés par arrêt du conseil. Voltaire laissa dormir le Siècle de Louis XIV ; il n’y revint sérieusement qu’en 1750, à Berlin, et bientôt il le mit en état de paraître (1751).

Ce n’était plus du tout l’ouvrage de 1739 : au lieu d’une trentaine de chapitres, il y en avait trente-neuf ; et surtout l’ordre en était modifié ; de cinq à six, les chapitres des lettres, sciences et arts étaient réduits à quatre, et transposés devant les chapitres des affaires ecclésiastiques, qui étaient développées en quatre chapitres au lieu de deux, précédant le nouveau et bizarre chapitre