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la jeunesse de voltaire.

du système de Locke : l’abbé de Rothelin, censeur royal, déclara à Voltaire qu’ « il donnerait son approbation à toutes les lettres, excepté seulement à celle sur M. Locke ». Voltaire, en effet, avait trouvé dans le sensualisme de Locke, si clair et si superficiel, la doctrine qui satisfaisait ses instincts. Par elle, il écartait le spiritualisme cartésien, il menaçait le spiritualisme chrétien : n’étant pas de force à manier l’arme bien autrement terrible qu’avait forgée Spinoza, il s’emparait de celle-là, plus légère et suffisamment tranchante ; et il s’empressait de s’en escrimer.

Ces Lettres philosophiques, qui étaient une attaque directe contre le despotisme inintelligent et contre le catholicisme, furent un accident unique dans la carrière de Voltaire avant 1750. Ayant retourné son sac, il l’avait vidé d’un coup. Après, il se repose, contenu par Mme du Châtelet, diverti par ses travaux littéraires ou par ses ambitions de politique et de courtisan. Il ne donne plus que des manifestations partielles de son esprit : c’est son newtonianisme, pendant les trois ou quatre premières années de son séjour à Cirey ; c’est surtout Mahomet. De Mahomet au départ pour Berlin, rien : M. de Voltaire est à Versailles ou à Sceaux. Les premiers romans qu’il écrit, pour amuser la duchesse du Maine, Zadig, ou Memnon [1], sont d’un moraliste plutôt que d’un philosophe, et d’une ironie assez inoffensive. Je sais bien qu’au fond ces étonnantes liaisons de phénomènes qu’il nous présente, ces ricochets fantastiques d’effets et de causes, ces leçons de résignation fataliste, cette raillerie de la présomption humaine qui se croit assurée d’elle-même ou des choses, enveloppent une assez forte négation de la Providence : mais la moralité terre à terre dérobe l’audacieuse métaphysique. Vers le même temps, Voltaire donnait Nanine (1749) : le public y applaudissait, dans la mésalliance généreuse d’un seigneur, une satire des privilèges sociaux, une apologie de l’égalité naturelle et du mérite personnel ; mais il n’y a vraiment rien là de bien méchant, et ce n’est pas la peine d’être Voltaire pour faire Nanine.

Le séjour en Prusse donna l’essor au voltairianisme de Voltaire. De petites pièces, courtes, malignes, dissolvantes, commencent à s’envoler par le monde, ou détachées en brochures, ou insinuées au milieu de quelque tome d’œuvres complètes, dans les éditions qui s’impriment incessamment en France ou en Allemagne. C’est, de 1750 à 1752, la Voix du sage et du peuple contre les immunités du clergé ; ce sont des Dialogues entre un philosophe et un contrôleur des finances, entre Marc Aurèle et un recollet, entre un plaideur et un

  1. Zadig parut en 1747 sous le titre de Memnon l’année suivante sous son titre définitif. L’autre Memnon fut imprimé d’abord en 1749.