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les tempéraments et les idées.

contre-expérience qui précisa toutes les notions déjà élaborées en lui. L’Angleterre n’a pas créé Voltaire : elle l’a instruit. Il aimait trop les lettres pour ne pas s’apercevoir qu’il y avait là une grande littérature : il découvrit Shakespeare, et Milton, et les comiques de la Restauration, Wycherley, Congreve. L’époque de la reine Anne était faite pour lui plaire : c’est le temps où l’ineffaçable originalité de l’esprit anglais se déguise le mieux sous le goût décent et la sévère ordonnance dont nos chefs-d’œuvre classiques donnaient le modèle. Ce que Dryden, Addison avaient de français, l’induisait à goûter dans une certaine mesure leurs qualités anglaises. Dryden lui donna l’idée d’un drame plus violent ; Addison, par son Caton, l’instruisit à moraliser la tragédie, à y poser nettement la thèse philosophique.

Mais il fut frappé plus encore du développement scientifique que de l’activité littéraire : sa curiosité vola de tous côtés, se portant de Newton à l’inoculation. Les sciences ne l’avaient guère préoccupé jusqu’ici : il y reconnut l’œuvre essentielle de la raison et son arme efficace. D’un philosophisme aventurier, à la Montaigne, tout en saillies et en ironies, il passa à la réflexion systématique, aux questions définies, aux recherches méthodiques, en lisant Bacon, Locke, Shaftesbury, Collins. Il n’avait eu que des instincts : il se bâtit une doctrine. Il admira dans l’Angleterre un pays où la liberté de penser était en apparence illimitée, où toutes les variétés du doute et de la négation se rencontraient : Swift satirique et sceptique, mais croyant ; Pope déiste ; Bolingbroke brillamment incrédule ; Woolston publiant des discours contre les miracles de Jésus-Christ, qu’un jury condamnait, mais où quantité de gentlemen applaudissaient. Derrière les aimables groupes des sceptiques mondains, il n’aperçut pas les masses compactes, inentamées, de l’Angleterre brutale, grave, puritaine : ce qu’il en entrevit, ce furent les contradictions et le fanatisme des sectes protestantes. Le fanatisme lui fit horreur, les contradictions l’amusèrent : le tout l’affermit dans son irréligion.

Tous ses instincts de luxe et de richesse furent séduits par l’Angleterre industrielle et commerçante. Son amour-propre d’écrivain fut flatté, avec d’amers retours sur ses aventures antérieures, à la vue de Newton enterré à Westminster, de Prior chargé de missions diplomatiques, d’Addison amené au ministère.

Quand le duc de Maurepas termina son exil en 1729, Voltaire revint en France tout plein de ce qu’il avait vu, armé, excité. Il déploie une activité étonnante : il fait des tragédies, imprime Charles XII, entame le Siècle de Louis XIV, écrit sa lettre à un Premier Commis, publie en anglais ses Lettres philosophiques, où étaient résumées les impressions de ses trois années de séjour en