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la jeunesse de voltaire.

des grands hommes qu’il admirait alors docilement avec le monde : La Motte, J.-B. Rousseau, Crébillon. Il finit Œdipe, il commença la Henriade. En six ans (1718-1724), il va se faire reconnaître comme le plus grand poète tragique du temps, comme le seul poète épique de la France. Il excelle à préparer ses succès. Avant d’imprimer sa Henriade, il la porte de château en château, il en fait des lectures, il fouette la curiosité publique.

Cependant, après l’ombrageux despotisme, il éprouve la rassurante faiblesse du gouvernement. Le bonasse Régent, qui l’avait embastillé, s’était laissé tirer une pension par une dédicace ; et plus tard, au moment où le ministère venait de le contraindre à imprimer clandestinement à Rouen sa Henriade, dont les exemplaires entraient la nuit à Paris dans les fourgons de la marquise de Bernière, Voltaire poussait sa première pointe à la cour, il recevait une pension sur la cassette de Marie Leczinska ; cette petite dévote se laissait ensorceler par l’esprit du poète, à qui la tête tournait en s’entendant appeler familièrement par la reine : « mon pauvre Voltaire ».

Une bourgeoise hérédité de sens pratique l’empêcha pourtant de se repaître de fumée, et tourna ses pensées vers les solides acquisitions. Voulant traiter d’égal avec ce monde hors duquel il ne pouvait vivre, il comprit qu’il ne fallait pas se mettre à la discrétion des grands ni aux gages des libraires ; il voulut être riche pour ne dépendre que de soi. Utilisant ses relations avec les frères Paris, qui l’intéressèrent dans certaines entreprises, appliqué et entendu aux affaires d’argent, guettant les bons placements, il commença dès ce temps à se faire la plus grosse fortune qu’on eût encore vue aux mains d’un homme de lettres.

Ces heureux commencements furent interrompus par un fâcheux accident. Voltaire se laissait aller à croire qu’il était à sa place naturelle dans le monde aristocratique où l’on accueillait son esprit : il devenait familier, impertinent. Quand le grand seigneur était un sot — cela arrivait même en ce siècle — et ne valait rien aux assauts d’esprit, il ne pardonnait pas à ce petit Arouet d’avoir pris sa noblesse pour plastron. Un chevalier de Rohan, en 1725, lui fit donner des coups de bâton à la porte du duc de Sully, chez qui il soupait. Le duc de Sully n’en fit que rire. Voltaire appela le chevalier en duel. Cela parut outrecuidant ; et la famille de Rohan obtint qu’on mît le poète à la Bastille. Voilà encore une des expériences décisives qui fournirent à Voltaire ses idées sur le gouvernement de la France.

Au bout de cinq mois, on lui ouvrit la Bastille : mais à condition qu’il ne chercherait pas le chevalier de Rohan, et qu’il irait habiter l’Angleterre. Les trois années qu’il y passa furent une