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le roman.

là il montre en face de l’homme, autour de l’homme, douce ou triste à ses sens ; il en fait le cadre et l’accompagnement des souffrances et des joies humaines, qui y ressortiront plus puissantes. [1].

La composition se serre, devient plus logique, partant plus vraie, puisque la liaison des phénomènes est un élément fondamental de notre croyance à la réalité des choses. Rousseau nous développe une vie. Lesage et Marivaux l’ont fait sans doute ; mais Lesage nous donnait une collection d’épisodes, Marivaux une suite d’aventures : Rousseau nous fait assister à l’évolution des consciences. Si peu psychologue qu’il soit, il dépasse ici le psychologue Marivaux. Enfin, parmi tant de romans philosophiques, la Nouvelle Héloïse a un caractère particulier : c’est la première fois qu’un romancier exerce à ce titre la fonction de directeur de consciences ; et par là Rousseau découvre à ses successeurs une puissance nouvelle du genre.

Sous l’influence de Rousseau, à qui on laissera comme toujours ce qu’il a de meilleur, le roman se fera sensible à outrance, et se remplira de bavardage humanitaire. Restif de la Bretonne [2] délaye les idées du maître dans des œuvres aussi vulgaires que nombreuses ; il n’appartient presque plus à la littérature, et je ne le nommerais pas sans le réalisme intime et sérieux de quelques parties de Monsieur Nicolas. Et tandis que Florian dévie vers la fade idylle [3] le goût des tableaux rustiques éveillé par Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre offre une nature inconnue et lointaine à la curiosité de ses contemporains : avec Paul et Virginie, nous le verrons, commence à s’opérer une révolution esthétique.

  1. Cf. D. Mornet, le Sentiment de la nature en France de J -J. Rousseau à Bernardin de Saint-Pierre, 1907.
  2. Restif de la Bretonne (1734-1806), ouvrier à l’Imprimerie Royale. Le Paysan perverti, 4 vol. in-12, 1776 ; Monsieur Nicolas, ou le Cœur humain dévoilé, 16 vol. in-12, 1796-1797.
  3. Le chevalier de Florian (1755-1794), page du duc de Penthièvre, puis officier de dragons. Galatée, 1783 ; Numa Pompilius, 1786 ; Estelle, 1788 ; Gonzalve de Cordoue, 1791 ; Fables, 1792. Œuvres. Paris, 1820-1824, éd. stéréotype, 20 vol. in-18. — À consulter : L. Claretie, Florian (Classiques populaires), Lecène et Oudin, 1888.