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littérature héroïque et chevaleresque.

tel pays, une incroyable diversité de récits réclamait tour à tour l’attention du public : romans grecs et byzantins, contes orientaux, traditions anglo-saxonnes, légendes locales de Normandie ou du Poitou, fables incroyables, anecdotes vraies ou vraisemblables, sujets pathétiques, comiques, féeriques, historiques, et même réalistes. On passe de Mahomet à Mélusine, de l’empereur Constant au roi Richard Cœur de Lion ; à côté du merveilleux Partenopeus de Blois de Denis Pyramus, qui nous conte en son style enjolivé les amours d’un beau chevalier et d’une fée inconnue (c’est Psyché, où les rôles seraient renversés), on rencontre la très simple et dramatique histoire de la châtelaine de Vergy, qui n’est que le récit d’une très humaine passion située en pleine réalité contemporaine, ou l’aimable chante-fable d’Aucassin et Nicolette, récit, en prose coupée de laisses chantées, des amours de deux enfants qui finissent par se rejoindre et s’épouser.

L’inégalité des talents répond à la bigarrure des sujets : parmi les plus désespérantes platitudes, parmi les plus insipides extravagances on peut recueillir de courts poèmes, ou des épisodes de longs poèmes, qui sont d’agréable lecture. Mais rien d’éminent, en somme, et qui dépasse les qualités moyennes d’une narration vive et limpide : le génie manque et cette forme impérieuse qui détermine une littérature pour longtemps. Le mérite essentiel enfin de tous ces romans, c’est de conserver une riche matière à la disposition de l’avenir.

Dans cette matière, les hommes du moyen âge mettaient à part deux groupes : les poèmes tirés de l’antiquité, qu’ils vénéraient pour leur origine, comme dépositaires d’une profonde sagesse, et les poèmes celtiques, dont la brillante « vanité » les amusait. Ils en firent deux cycles qui prirent place aux côtés du cycle national, et Jean Bodel énonça cet axiome qu’il ne fallait compter que trois matières : celles « de France, de Bretagne, et de Rome la grant ».

Il n’y en a vraiment que deux à retenir. On peut passer vite sur le cycle de l’antiquité. Les érudits peuvent louer la vivacité dauphinoise d’Albéric de Besançon ou Briançon (commencement du xiie siècle) et les grâces tourangelles de Benoît de Sainte-More (2e moitié du xiie siècle). Mais tous ces romans dont les héros se nomment Alexandre, ou Hector, ou Enée, ne peuvent être pour nous que des parodies ridicules. On pourra s’amuser un moment à voir le prince Alexandre étudier les sept arts et se faire adouber chevalier par sa mère, inaugurant la brillante carrière qui le mènera à figurer sur nos jeux de cartes entre Arthur et Charlemagne sous les traits d’un empereur à la barbe fleurie. On peut rire d’abord de cette Troie féodale avec son donjon et ses tours crénelées, toute pleine de chevaliers et de dames courtoises, et de