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le roman.

en dehors de toute influence anglaise, plusieurs années avant que Richardson eût publié Paméla. C’est une œuvre de sincérité échappée à un faiseur, qui oublia ce jour-là ses habitudes de diffusion larmoyante et prêcheuse. Prévost a fait cette simple histoire avec quelques souvenirs de sa vie orageuse : il l’a contée rapidement, sans dissertations et sans gros effets, avec un naturel qui donne la sensation de la vie même.

Et pourtant cet ouvrage contient quelque chose de rare dans la vie, et que le roman avait rejeté depuis Mme de la Fayette comme une pure idée de roman : il y a une grande passion, une passion qui absorbe deux êtres, dévorant leurs âmes et leurs existences. Mais les circonstances de cette passion, les actes des êtres qui en sont possédés, font de cette rare passion une réalité. La passion n’est pas ici quelque chose de mystérieux, de magique, qui élève l’homme au-dessus de l’humanité, qui l’affranchisse des conditions communes de l’existence : la passion, pure et souveraine, est aux prises avec les petitesses des caractères et les misères de la vie. Les nécessités intérieures et extérieures font qu’elle dégrade et Manon et Des Grieux, précisément par son irrésistible puissance. Leur dignité, leur honneur leur commandent de se séparer : ils s’aiment tant qu’ils s’avilissent par la persistance de leur amour. Des Grieux consent à tout, à tout ce qu’un homme devrait refuser, pour garder Manon. Manon est une petite fille sans instinct moral, qui ne sait qu’aimer son chevalier. Il n’y a qu’une chose qu’elle ne puisse faire pour lui : c’est d’être pauvre, mal vêtue. Tout le roman est dans les révoltes de l’honneur chez l’homme, dans l’effort de la femme pour accorder l’amour et la coquetterie.

Autour du couple, mettons les convoitises des hommes qui ont de l’argent, la cupidité brutale d’un soldat ivrogne, joueur, escroc, frère de Manon, qui s’en fait l’exploiteur : nous aurons ce roman réel plutôt que réaliste, pathétique sans déclamation, expressif sans dessein pittoresque, et qui, malgré le sujet, malgré les héros, malgré les milieux, reste chaste ; l’auteur n’a eu aucune pensée brutale ou polissonne : il n’a vu que la puissance de la passion qu’il voulait peindre. La lecture de Manon Lescaut est plus innocente que celle du Paysan parvenu.



3. LE ROMAN PHILOSOPHIQUE.


L’esprit philosophique ne manqua pas de s’emparer du roman et de le faire servir aux intérêts de sa propagande. Pour gagner les gens du monde, aucun genre ne convenait mieux.

La recette du roman philosophique est assez simple : deux