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les formes d’art.

cachait : il y a que Lesage a vu l’abbé Dubois gouverner le Régent, tandis que Philippe V avait Albéroni. Ces scandales s’éloignent : Fleury assoupit les affaires, les remet dans un train de moyenne honnêteté ou de silence discret. Lesage publie en 1733 la fin de son roman : il répète la vie politique de Gil Blas, et le présente avec Olivarès dans les mêmes rapports où il était avec Lerme. Mais tout est changé dans cette répétition ; le ministre est honnête, le favori est honnête ; on tâche de faire le mieux possible les affaires du roi et de l’État. L’égoïsme est réduit au minimum nécessaire à la vérité. Il est visible que l’auteur, depuis onze ans, a pris une meilleure idée du personnel qui gouverne.

La composition du roman est faible : il est difficile qu’il en soit autrement dans une œuvre publiée en trois fois, de dix ans en dix ans. Lesage a gardé le procédé de Mlle  de Scudéry, celui qui permet de développer un sujet en dix tomes. Chaque personnage raconte son histoire à un moment ou à l’autre ; et il y a bien des aventures où Gil Blas n’est jeté que pour donner occasion à quelqu’un de paraître et de narrer sa vie. On retrancherait la plupart de ces histoires sans dommage pour le roman. Il y a bien des aventures, aussi, dont Gil Blas est le vrai héros, et dont la suppression ne ferait rien perdre à l’ouvrage. Nous touchons ici au grand défaut de la conception de Lesage.

Il est d’usage de louer l’invention du caractère de Gil Blas : ce garçon qui est si peu héros de roman, bon enfant, sans malice, sans délicatesse, sans bravoure, mais admirablement résistant par e manque même de profondeur, qui ne prend jamais la vie au tragique, qui se relève et se console si vite de toutes ses disgrâces, toujours tourné vers l’avenir, jamais vers le passé, toujours en action, jamais rêveur ni contemplatif, que l’expérience mène rudement de la vanité puérile à l’égoïsme calculateur, et qui finit par s’élever assez tard à une solide encore qu’un peu grosse moralité ; ce personnage-là, dit-on, c’est notre moyenne humanité. Il me semble qu’il faut prendre garde de trop louer l’idée philosophique qui a déterminé le caractère de Gil Blas. Ce n’est, si je puis dire, qu’un caractère à tiroirs. Lesage l’a fait assez vaste pour contenir toutes les aventures, assez souple pour relier les plus diverses. Si Gil Blas a tant d’équilibre et de ressort, c’est qu’une fois l’aventure achevée, heureuse ou malheureuse, l’auteur a hâte de l’engager dans une autre. Le personnage s’éparpille dans cette multiplicité d’incidents et d’actions. Gil Blas n’a pas, ou n’a qu’à un degré insuffisant, les deux conditions essentielles d’un caractère, la personnalité et l’identité. À sa définition, il manque ce qu’on appelle la différence : il n’a que le nom d’individuel ; autrement, il est tout le monde. Par suite, rien n’avertit,