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les formes d’art.

Le Diable boiteux, dont le cadre et le titre étaient pris à l’Espagnol Guevara, mais où l’invention devient plus personnelle à mesure que l’ouvrage se développe, gagnerait à être allégé de plusieurs nouvelles et de nombreux portraits. Tel qu’il est, il eut un immense succès ; et, en somme, il le mérite. C’est, sous une forme propre à caresser l’imagination, une répétition des Caractères de La Bruyère. Lesage fait défiler sous nos yeux un long cortège d’originaux, ridicules ou odieux. Cela n’ajoute pas grand chose, rien du tout même, à ce que les moralistes du siècle précédent nous ont dit des vices, des passions, des travers de l’homme. Mais, si ce n’est neuf, c’est vrai, c’est vif, c’est amusant. Ces vices, ces passions, ces travers, Lesage les habille curieusement, exactement ; habillés, il les fait mouvoir, agir ; il les explique par leurs effets. Nous voyons : là est le mérite original de Lesage. Un degré de moins de profondeur, quelques tons de plus de pittoresque, voilà le Diable boiteux, comparé aux Caractères.

Gil Blas est identique au Diable boiteux, avec la différence d’un vaste tableau à une légère esquisse. Il y a eu pendant plus d’un siècle une « question de Gil Blas », qui a exercé les savants de tous les pays ; cette question était : Lesage a-t-il, oui ou non, copié un original espagnol ? La question est résolue aujourd’hui, de telle façon qu’il n’y a pas à y revenir. L’original espagnol, qu’on prétend disparu, n’a jamais existé. Lesage a utilisé des sources que nous avons encore. L’idée première de son roman, la préface, le cadre, quelques aventures viennent du Marcos Obregon de Vicente Espinel. Ajoutons les autres romans picaresques, Guzman d’Alfarache, Estebanillo Gonzalez, etc., les innombrables comédies, toutes les richesses enfin de la littérature narrative et dramatique de l’Espagne : ajoutons le Voyage de Mme d’Aulnoy, les Recherches historiques et généalogiques des Grands d’Espagne d’Imhof, l’État présent de l’Espagne de Vayrac, des mémoires politiques et des pamphlets relatifs aux règnes de Philippe III et Philippe IV, des cartes géographiques. Nous trouvons là l’explication de tout ce qu’il y a d’espagnol dans Gil Blas, exactitude topographique, vérité historique, connaissance des mœurs, couleur locale. Mais rien de tout cela, comme l’a fait remarquer, je crois, M. Brunetière, ne rend raison du succès de Gil Blas. Si Gil Blas est devenu une des pièces de ce qu’on peut appeler la littérature universelle, et si Marcos Obregon, et tous les autres romans picaresques, sont restés purement espagnols, c’est par ce que Lesage a mis dans son œuvre de français et d’humain. La meilleure partie de son livre lui appartient en propre.

On a peine à imaginer la bizarrerie extravagante des aventures que les romans picaresques des Espagnols nous offrent, la