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les formes d’art.

l’œuvre comique. La Chaussée [1] fit cette révolution. Dans le Préjugé à la mode (1735), il mêla encore quelques scènes comiques, assez mauvaises du reste, aux scènes pathétiques. Dans Mélanide (1741), le pathétique régna seul. La Chaussée eut un immense succès : les femmes surtout, plus avides de sentiment, se déclarèrent pour lui. Voltaire, si classique, et qui se moquait de La Chaussée et de son genre bâtard, se mit à faire des comédies larmoyantes [2] ; mais il exigeait, assez puérilement, qu’on maintînt le mélange du comique et du pathétique ; il ne voulait pas du drame purement larmoyant.

C’était pourtant ce drame purement larmoyant qui se justifiait le plus aisément, et à qui l’avenir appartenait. Car un fait curieux se produisit. Dans les vives polémiques qui s’engagèrent, les partisans du nouveau genre et ses ennemis ne le comparaient pas ordinairement à la comédie pure, mais à la tragédie : de La Chaussée à Beaumarchais, le grand argument qu’on fait valoir en sa faveur, c’est qu’il est plus vrai, et plus moral que la tragédie, parce qu’il peint des personnages pareils à nous, dans des situations pareilles à celles où nous nous trouvons tous les jours. Si bien que ce genre, qui se détache de la comédie, aspire à remplacer, non la comédie, mais la tragédie.

Les œuvres de La Chaussée, gâtées par le romanesque des intrigues, par la fausse sentimentalité des caractères, par la vague boursouflure du style, sont à peu près illisibles aujourd’hui. Mais elles signalent un moment considérable dans l’histoire de notre théâtre ; elles marquent le point de départ de la comédie contemporaine. Les faiblesses, les impuissances de l’exécution n’annulent point l’importance de l’idée première. Laissant la peinture du monde et des ridicules mondains, La Chaussée prend pour objet la vie intime, les douleurs domestiques : il développe les tragédies des existences privées, le mari libertin ramené à sa femme par la jalousie, le riche ou noble fils de famille épris d’une pauvre fille, le fils naturel en face de son père, etc. Il pose, dans ces cas émouvants, les thèses morales qu’impose à son attention le conflit actuel

  1. P.-C. Nivelle de la Chaussée, né à Paris en 4691 ou 1692, d’une famille de financiers, fit imprimer en 1719 une critique anonyme des Fables de La Motte ; ruiné par le système de Law, il eut pourtant de quoi vivre dans l’aisance. Il était des sociétés du comte de Livry, de Mlle Quinault et du comte de Clermont. Il se fit connaître à quarante ans par l’Épître de Clio contre les théories antipoétiques de La Motte, et aborda le théâtre en 1733 par la Fausse Antipathie. Il donna ensuite le Préjugé à la mode (1735), Mélanide (1741), la Gouvernante (1747), l’Homme de Fortune (1751, au théâtre de Mme de Pompadour, à Bellevue). Il mourut le 14 mars 1754. — Édition : 1762, 5 vol. in-12 ; Paris, Prault. — À consulter : G. Lanson, Nivelle de la Chaussée et la comédie larmoyante, Paris, 1887, in-12 ; F. Brunetière, Epoq. du th. fr., 12e conf.
  2. L’Enfant prodigue, Nanine, l’Écossaise.