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les formes d’art.

le cadre de la peinture des mœurs ou des caractères ; ou bien il en avait recherché les effets plaisants et ridicules ; ou bien il l’avait fait servir à provoquer des manifestations de l’humeur intime. Après Molière, il semble qu’une convention ait fixé une fois pour toutes le mécanisme de l’amour, qui croît et décroît dans les comédies avec une régularité monotone. Marivaux est le premier qui apporte une observation originale et personnelle, qui isole l’amour, et en fasse toute sa comédie. Il a découvert et décrit tout ce réseau subtil de sentiments entre-croisés qui forme l’unité apparente du sentiment ; il a noté toutes ces petites nuances, ces imperceptibles mouvements qui en indiquent les états passagers et les degrés successifs. Il a mis en évidence ce qu’il entre d’amour-propre, de besoin de dominer, de « pique », et, après tout aussi, de « jeunesse « et de « nature » dans l’amour ; il a montré comment l’amour-propre encore et, de plus, la méfiance, la timidité, le préjugé social, certain instinct de liberté, font obstacle à l’inclination naissante. Il a posé en face l’un de l’autre ces deux êtres destinés à s’aimer, qui se sentent disposés à s’aimer avant de se connaître, et qui font effort pour se connaître avant de s’aimer, qui s’observent, s’étudient, se tendent des pièges, tâchent de forcer le mystère de l’âme par laquelle ils se voient pris irrésistiblement. Ce sont deux égoïsmes, prêts à se donner, mais « donnant donnant », en échange, non gratuitement ; on les voit s’avancer, se reprendre, craindre de faire un pas que l’autre n’ait pas fait, estimer ce qu’un non laisse encore d’espérance, ce qu’un oui contient de sincérité, négocier enfin avec une prudence méticuleuse l’accord où chacun compte trouver pour soi joie et bonheur. Il y a là tout un délicieux marchandage qui exclut le pur amour, le don absolu de soi : c’est ce marchandage même, cette défense du moi, qui fait la réalité de la peinture. L’amour des comédies de Marivaux n’est en son fond ni mystique ni romanesque, il est simplement naturel.

On connaît la qualité d’une passion à deux moments principaux : lorsqu’elle commence, et lorsqu’elle finit. La définition de la comédie conduisit naturellement Marivaux à circonscrire son observation au premier de ces moments. Il excelle à marquer les origines insensibles du sentiment, les filets ténus dont le torrent se formera : dans le Jeu de l’amour et du hasard, un contraste de l’esprit et de la condition éveille l’attention de Dorante sur Silvia, celle de Silvia sur Dorante. Dans la Surprise de l’amour, c’est le heurt de la vanité qui fixe l’attention : chacun des deux personnages est fâché de n’être pas unique en sa bizarrerie, fait effort pour réduire la bizarrerie de l’autre à la banalité des façons universelles, et se prend en voulant prendre. Dans les Fausses Confi-