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comédie et drame.

et des doctrines. Marivaux est trop près de Fontenelle, pour qu’on s’étonne de le voir prendre ce rôle : il le fait sans violence et sans âpreté, avec une grâce malicieuse, semant les hypothèses et les paradoxes de l’air d’un homme qui n’en soupçonne pas la portée. C’est dans ces pièces philosophiques et dans la sentimentale féerie d’Arlequin poli par l’amour (1720) que l’on sent combien Marivaux à sa façon est vraiment poète : il y a en lui une poésie d’une espèce rare, une poésie fantaisiste, ingénieuse, alambiquée, brillante, qui rappelle avec moins de puissance et plus de délicatesse la Tempête ou Comme il vous plaira de Shakespeare.

Arlequin poli par l’amour, dans son cadre de féerie, est une comédie d’analyse, et nous mène à ce genre où Marivaux est sans rival. Ne songeons pas que Marivaux avait trente-cinq ans à la mort du Régent, et qu’ainsi les années décisives pour la formation de son esprit ont été des années de licence sans frein et de joyeuse corruption : les traits caractéristiques des mœurs du xviiie siècle ne se reconnaissent pas dans ses peintures. Il efface la brutalité et la polissonnerie, qui sont le fond des mœurs réelles ; il les purifie, il n’en conserve que les apparences de souveraine élégance, l’exquise finesse des manières et du ton ; et c’est à son insu que le monde charmant qu’il nous présente révèle sa nature intime par un indéfinissable parfum de sensualité.

Cette réserve faite, les comédies de Marivaux se déroulent dans une société idéale, dans le pays du rêve : ce sont de délicates hypothèses sur l’âme humaine qu’il explique avec une étonnante sûreté. Dans des conditions artificielles, dans un cadre irréel, il place un élément naturel, un sentiment vrai, qu’il oblige à découvrir son essence et ses propriétés par des réactions caractéristiques. Dorante se fait passer pour un domestique, et Silvia pour une soubrette ; un homme et une femme se rencontrent, qui ont juré chacun de leur côté de né jamais aimer ; une fée s’éprend d’Arlequin balourd et niais : ces données ne représentent rien, ou pas grand chose, de réel. Mais ces données serviront à mettre en lumière des sentiments de l’âme humaine, des effets de mécanique et de chimie morales, qu’on aurait beaucoup plus de peine à observer dans les conditions fortuites et communes de la vie. Ce que Racine a fait pour l’amour tragique, principe de folie, de crime et de mort, Marivaux le fait pour l’amour qui n’est ni tragique ni ridicule, principe de souffrance intime ou de joie sans tapage, pour l’amour simplement vrai, profond, tendre.

Là est la nouveauté de son théâtre. Molière avait de-ci de-là marqué le sentiment de l’amour de quelques traits vifs et justes : mais ces esquisses étaient restées très sommaires. Il n’avait pas fait de l’amour le sujet de sa comédie. Il l’avait employé à former