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les formes d’art.

Le malheur de Voltaire fut de n’avoir pas assez de génie pour exécuter ses idées. Il manqua d’abord de patience, de méditation ; il écrivit trop vite : Zaïre fut bâclée en dix-sept jours ; Olympie était « l’œuvre des six jours ». Il lui arriva de refaire trois, quatre fois un acte, une pièce : c’est-à-dire qu’il improvisa trois, quatre actes pour un ; trois, quatre pièces pour une. Puis, pour remplir l’idée qu’il se faisait de la tragédie, l’essentiel lui fit défaut, la pratique de l’observation psychologique, ou la puissance de l’imagination psychologique. Elève attentif du xviie siècle, il a des vues justes, moyennes, peu personnelles, sur le mécanisme de l’âme humaine. Aussi dessine-t-il des caractères vraisemblables, en indications rapides, un peu sommaires ; voilà pourquoi ses tragédies gagnent à être vues plutôt que lues, s’il y a un bon acteur pour compléter l’esquisse tracée par le poète.

Voltaire eut surtout l’entente de la scène. Il se rendait compte de ce qui devait faire impression sur le public, et il disposait sa tragédie en conséquence : c’est là encore un vice radical de son théâtre. Il a l’idée de ce que rendront en scène chaque fait, chaque état moral : la douleur chrétienne de Lusignan, par exemple. Jamais je ne trouve dans son théâtre un mot qui soit pour la vérité d’abord ; je sens que ce poète vise toujours un point de l’esprit du public ; la vérité s’y rencontre, si elle peut. Il dirige son action, il donne « le coup de pouce », pour amener telle situation, tel jeu de sentiment, tel tableau, sur lesquels il compte. Une impression inquiétante d’insincérité se dégage de la lecture même de ses meilleures pièces.

Cette habitude d’escompter les effets sûrs, unie au défaut d’invention psychologique, a été cause que Voltaire n’a pu, malgré ses bonnes intentions, se passer des artifices de ses prédécesseurs. Il a beau vouloir rendre aux passions leur énergie, la politesse l’enserre et paralyse ses mouvements. Il use et abuse des incognitos, des quiproquos, des reconnaissances retardées ou provoquées arbitrairement, de tout ce qui sera plus tard moyen de mélodrame ou de vaudeville. Voyez Zaïre : au lieu de garder la belle et naturelle énergie de l’Othello anglais, il dispose toute sorte d’artifices tout à la fois pour amener et pour affadir la violence du dénouement. Zaïre est tendre, Orosmane est tendre ; tous les deux sont « sympathiques ». Pour que l’un tue l’autre, il faut absolument qu’il y ait quiproquo ; ainsi l’on plaint la victime sans haïr le meurtrier. Le crime est combiné avec bienséance, de sorte qu’il n’y ait pas de criminel. Voilà pourquoi Zaïre et Nérestan se cachent si soigneusement d’être frère et sœur.

Asservi donc aux timidités du goût mondain, Voltaire ne pouvait pas non plus mettre dans ses pièces l’action qu’il rêvait. Il