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la tragédie.

l’amour à sa place, et qu’on ne le mît pas où il n’avait que faire : pourquoi l’amour serait-il le seul ressort de la tragédie ? Pourquoi toutes les passions auxquelles peuvent donner lieu les relations de famille, pourquoi le fanatisme religieux, pourquoi l’ambition politique ne seraient-ils pas à leur tour les ressorts de l’intérêt dramatique ? Voltaire [1], en conséquence, reprenait les sujets où l’amour se montre en son plus brutal excès ; il traitait le vieux sujet traditionnel de Mariamne ; il empruntait aux Anglais leur Othello qu’il habillait en Orosmane. Dans sa première œuvre, dans Œdipe, il bannissait l’amour, et n’introduisait l’idylle surannée de Philoctète et de Jocaste que sur l’ordre des comédiens, trop jeune encore et trop inconnu pour leur imposer sa volonté. Il ira jusqu’à faire une tragédie sans femmes, la Mort de César. Il ne mettra point d’amour dans Mérope ; il n’en mettra pas dans Oreste, qu’il opposera à la trop galante Électre de Crébillon.

Il sentait que la crainte d’exposer les signes brutaux des passions aux yeux des spectateurs, et l’habitude de montrer seulement les principes moraux des faits, avaient banni à peu près toute espèce d’action de nos tragédies, qui étaient devenues d’assez vides « conversations en cinq actes ». Il ne put s’empêcher d’être frappé, pendant son séjour en Angleterre, de la sauvage énergie des pièces de Shakespeare, de l’intensité des passions, de la rapidité sensible de l’action matérielle : et si barbares qu’il les jugeât, elles lui firent paraître nos tragédies bien languissantes et bien froides. Il y eut une vingtaine d’années, après son retour l’Angleterre (1730-1750), pendant lesquelles il subit visiblement l’influence de Shakespeare. Il est vrai que plus tard, lorsqu’il vit le public s’intéresser à ce Shakespeare que lui-même avait révélé, le vieux classique qui était en lui se révolta. Le succès de la traduction de Letourneur et des adaptations de Ducis le fit éclater de rage [2].

Il se révolta aussi lorsqu’il vit, sous l’influence combinée du théâtre anglais et du drame, un pathétique grossier et brutal envahir la tragédie. Il s’emportait contre les comédiens qui voulaient montrer un échafaud tendu de noir dans Tancrède. Il se moquait de la malencontreuse idée que la Comédie eut un jour de mettre en action le dénouement d’Iphigénie. C’est tricherie de surprendre les yeux au lieu de captiver l’âme.

  1. Principales tragédies : Œdipe 1718, Brutus 1730, Zaïre 1732, la Mort de César 1731, Alzire 1736, Mahomet 1742, Mérope 1743, l’Orphelin de la Chine 1755, Tancrède 1760, les Seythes 1767, les Guèbres 1769. — À consulter : F. Brunetière, Époques du théâtre français, 11e conf. ; Lemaitre, Impressions de théâtre, 2e série ; H. Lion, les Tragédies et les Théories dramatiques de Voltaire, 1896. J.-J. Ollivier, Voltaire et les Comédiens interprètes de son théâtre, 1900 ; Le Kain, 1907
  2. Lettre à l’Académie française, lue en séance publique le 25 août 1776. Cf. aussi Du théâtre anglais, 1761, sous le pseudonyme de Jérôme Carré. — À consulter : J.-J Jusserand, Shakespeare en France sous l’ancien régime. 1899.