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les chansons de geste.

Dieu envoie son esprit et ses anges, Charlemagne s’associe à un voleur, et s’en va couper les bourses avec lui ; ailleurs le sage empereur devient un « vieillard qui est tout assotté » [1]. Et « l’autre soleil » de ce monde, le pape, n’est pas mieux traité : ne le voit-on pas, pour engager Guillaume d’Orange à son service, lui promettre, entre autres dons, de lui laisser épouser autant de femmes qu’il voudra [2] ? Le type du héros s’abaissera encore plus bas qu’on ne saurait dire : après les deux types vraiment épiques, après le preux défenseur de la France ou de la foi, après le violent batailleur qui garde ou gagne des fiefs, on aura les types romanesques, le féroce baron, l’extravagant chevalier, tous les deux aimés des dames, et l’on aboutira au soudard ; le mauvais sujet, casseur de cœurs, bâtard et semeur de bâtards, vulgaire, jovial, et surtout fort comme Hercule ou Porthos, délices du populaire par le sans-façon de ses manières et parce qu’il dit son fait à la noblesse, c’est Baudoin de Sebourc [3], dernier et indigne rejeton de la lignée de Roland.

Mais à quoi bon insister ? Quelle idée prendrait-on de notre tragédie, si, mettant toutes les œuvres sur le même plan, on rassemblait l’Iphigénie en Aulide de Racine, l’Iphigénie en Tauride de Guimond de la Touche, l’Atrée de Crébillon et les Érinnyes de M. Leconte de Lisle, dans un cycle des Atrides, ou si l’on flanquait dans une geste de Rome le Cinna de Corneille d’une Mort de César de Scudéry ou d’un Triumvirat de Voltaire ? Les cycles sont en grande partie factices : la critique littéraire doit briser ces cadres, où la médiocrité pullulante cache les chefs-d’œuvre. Quand tout était à exhumer, tout devait être examiné : mais aujourd’hui le but doit être de laisser doucement redescendre les neuf dixièmes des chansons de geste dans le bienfaisant oubli qui a reçu les neuf dixièmes des tragédies. Tout l’ennuyeux et tout l’extravagant doit périr à nouveau : ce qui mérite de vivre en sera plus au large, et la Chanson de Roland, deux ou trois autres poèmes, une douzaine d’épisodes discrètement détachés d’une centaine de poèmes, [4] n’ont qu’à gagner à représenter seuls l’épopée française, qui y gagnera encore plus.

  1. Renaud de Montauban ; Guy de Bourgogne.
  2. Le Couronnement de Louis (Soc. Des anc. Textes, 1888), in-8.
  3. Cycle de la Croisade.
  4. Je ferais meilleure mesure anjourd’hui, sans fermer davantage les yeux sur les inégalités et le fatras. Il serait utile qu’on fit pour les meilleures œuvres, ce que M. Bédier a fait avec tant de délicatesse et de sûreté pour Tristan, qu’on en donnât des versions modernes simplement allégées des chevilles et des clichés de versification (11e éd).