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les formes d’art.

l’homme qui avait fait l’intérêt de la tragédie au siècle précédent disparaît sans laisser de traces. La forme du genre subsiste, mais la vie s’en est retirée.

La tragédie se fait par procédés : elle consiste dans un système de règles et de moyens que l’on considère comme inamovibles. Les formules des situations, des caractères, des passions se sont fixées. Ce n’est plus qu’un exercice littéraire, un jeu de société, où il ne s’agit que de passer adroitement par les conditions convenues. Tout l’art des auteurs, tout l’intérêt des spectateurs se portent à peu près sur cette unique question : étant donné un sujet tragique, comment les situations tragiques seront-elles ingénieusement esquivées et réduites aux bienséances ? On n’a plus à regarder la nature : il suffit de connaître Racine, Corneille et Quinault. Racine est pris pour un maître d’élégance et de noblesse. Corneille enseigne à corser un sujet par l’histoire, les intrigues de palais. Et Quinault, enfin, Quinault montre à bâtir un roman héroïque et galant : car le vide de ces tragédies ne peut être rempli que par les complications romanesques.

C’est ce que nous apprenaient déjà Campistron et Lagrange-Chancel, dont j’ai dit précédemment un mot ; et Crébillon n’est pas pour modifier nos conclusions [1]. Crébillon, qui eut un immense succès, est un homme d’imagination-active, sans cesse occupée à emmêler et à démêler les fils d’une action romanesque. La qualité des matériaux lui est indifférente : il prend à La Calprenède, à Corneille, à Racine, des situations, des caractères, des sentiments ; il amalgame des lieux communs, il invente des férocités ou des héroïsmes sans exemple ; peu lui importe ; jamais il n’a jeté un regard vers la nature. Il traite la tragédie comme un problème, dont les données sont conventionnelles et ne doivent jamais être discutées. Le tout est de tirer de ces données ce qu’elles comportent de situations surprenantes. Mais qu’est-ce qu’une situation surprenante ? Crébillon eut une idée géniale : il comprit que, dans l’état des mœurs, une belle scène était celle qui présenterait la situation la plus contraire aux bienséances, d’une manière conforme à ces bienséances [2]. Des sujets horribles, adroitement affadis, voilà tout son art.

  1. Prosper Jolyot de Crébillon, né à Dijon en 1674, fit représenter son Idoménée en 1703 ; puis vinrent Atrée et Thyeste, 1707, Électre, 1708, Rhadamiste et Zénobie, 1711, etc. Il mourut en 1762. Dans sa vieillesse, on chercha à l’opposer à Voltaire ; Mme de Pompadour, brouillée avec celui-ci, se déclara hautement pour Crébillion. — Éditions : Œuvres, Impr. royale, 2 vol. in-8, 1750 ; Didot, aîné, 1812, 2 vol. in-8 ; Lebigre frères, 1832, 3 vol. pet. in-12. — À consulter : Brunetière, Époq. du th. fr., 9e conf. M. Dutrait, la Vie et le Théâtre de Cr., Paris, 1896, in-8
  2. Cf. la Préface d’Atrée et Thyeste, ou la formule est donnée.