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vue générale.

On met l’intelligence partout, et l’on s’imagine qu’elle suffit à tout. La langue, n’étant plus maniée par des artistes, atteint la perfection de son type dans l’étroite fusion de l’esprit scientifique et de la délicatesse mondaine, elle devient absolument intellectuelle. Elle n’exprime plus rien de concret, de naturel. Elle n’a plus couleur ni son ; il ne subsiste plus que le mouvement, un mouvement abstrait et comme idéal. La phrase se développe comme une ligne ; elle n’a plus de corps, de modelé ; rien que des contours, ou des arêtes. De ces conditions, pourtant, le xviiie siècle saura tirer un art, un art bien à lui et bien français, intellectuel et mondain, fait d’esprit et d’élégance : art paradoxal en son essence puisqu’il aspire à se passer d’éléments sensibles.

Il reste à signaler un caractère de la philosophie du xviiie siècle, qui dépend de tous les autres ou s’y relie : elle est cosmopolite, et elle donne naissance à une littérature cosmopolite. [La société du xviiie siècle n’a pas manqué de patriotisme : mais elle a placé le patriotisme dans l’amour du bien public, manifesté par l’esprit de réformes, et dans le culte de la civilisation française. Ne sentant pas l’existence nationale ni la frontière de la France menacées par l’étranger, elle s’est désintéressée des revers militaires : elle a tenu les malheurs de nos armes pour indifférents. Ne sentant pas l’intérêt national engagé dans la politique du roi, elle a pu rire quand, avec lui, la France était humiliée]. Elle voyait dans toute l’Europe ses idées, sa langue, ses œuvres répandues, admirées, imitées : la culture aristocratique était la même chez tous les peuples civilisés, et cette culture était française. Les armées du roi étaient battues par un Prussien : mais ce Prussien parlait français, et il était plus pareil à nous qu’au grenadier qui meurt pour lui. [Ainsi le vainqueur de Robasch rendait hommage à la civilisation française : notre patriotisme se contentait de cette victoire de l’esprit].

Le moins que l’esprit français puisse faire pour reconnaître cette universalité de domination qu’on lui cédait, c’était de tenir les sociétés qui l’adoptent en même estime que celle où il était né. [Il le fit d’autant mieux que son rationalisme lui interdisait les préjugés de couleur et de race]. L’homme digne de ce nom est celui qui n’obéit qu’à la raison : mais cet homme n’est pas Français plutôt qu’Allemand : il est Européen, il est Chinois, il est partout où il y a des hommes ; et toutes les vérités que conçoit la raison humaine sont faites pour cet homme universel. Le pays qu’on préfère, c’est celui où la philosophie règne ; et, comme on vit en France, on voit aisément qu’elle n’y règne pas : il suffit au contraire de quelques lettres de princes ou de grands seigneurs pour faire croire qu’elle règne ailleurs plus souverainement que chez nous.