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les origines du dix-huitième siècle.

bien-être. La même philosophie décide sur une question de voirie et sur l’existence de Dieu.

L’esprit philosophique n’est autre que l’esprit scientifique : car la science est éminemment la connaissance rationnelle. De là la prépondérance de la science en ce siècle, et la passion avec laquelle il s’y attache. Les savants font concurrence aux écrivains jusque dans la faveur des salons : et tous les grands écrivains s’occupent de science. La science s’est substituée à la religion, pour expliquer à l’homme ce qu’il est, d’où il vient, où il va, ce qu’il doit être. Les sciences morales se détachent de la théologie, et se soudent aux sciences physiques. L’homme est remis dans la nature, soumis à ses lois ; c’est avant tout un animal, ayant des sens et des sensations ; et la sensation est la source visible d’où tout est sorti, les idées de l’individu, et par suite les institutions de la société. Le malheur fut que les sciences mathématiques étaient incomparablement plus avancées que les sciences physiques et naturelles ; et ce furent les premières qui imposèrent leur méthode. On ne s’attacha qu’à simplifier, abstraire, analyser, généraliser, déduire. [On ne savait pas encore tout ce qu’il faut de patience, de scrupule, de précaution, pour se procurer une observation bien prise. On crut observer et l’on supposa. On fabriqua des idées, et l’on crut opérer sur des faits. On prit une idéologie pour un corps de vérités d’expérience].

Aussi n’est-il pas difficile de s’expliquer ce qui advint de la littérature. Dans l’universel abatis des traditions autoritaires, la tradition classique ne pouvait subsister. Le culte de l’antiquité n’était plus possible : d’autant que l’antiquité n’avait guère de quoi imposer aux savants par son développement scientifique. Et il fallait que l’antiquité fût écartée pour que le triomphe de la raison fût entier. On nomme encore les anciens avec éloge : c’est que l’éducation classique subsiste dans les collèges, et fait partie des « perfections » nécessaires à l’homme du monde. Sous la discipline des jésuites qui sont les grands éducateurs, l’étude des anciens est un instrument de culture élégante, qui sert à décorer la surface et comme à façonner les manières des esprits. Le sens de l’art antique n’existe ni dans les salons ni chez les écrivains : pour trouver des modèles littéraires, on ne va pas au delà du xviie siècle. Perrault a gagné sa cause, sur le fond. On copie donc les chefs-d’œuvre du xviie siècle ; on en imite les procédés, on en suit les règles servilement, par préjugé ; le monde, qui a adopté cette littérature faite pour lui, ne permet pas qu’on change rien aux formes qu’elle présente. On masque par une habileté routinière le défaut du sens artistique. De là la décadence des formes d’art et la faiblesse de la pure littérature.