Ils contribuent aussi à la décadence de l’Église et au péril de la religion, en mettant leurs cadets frivoles, ignorants, sans zèle et souvent sans foi, dans les évêchés et les archevêchés, à la place des solides docteurs que la bourgeoisie fournissait à Louis XIV. Ces prélats font sentir à la nation la disproportion des richesses et des services de l’Église. Les disputes religieuses deviennent de plus en plus mesquines et puériles, le sentiment religieux s’atrophie ou dévie ; la littérature religieuse disparaît. L’Église ne comptera pas parmi les forces intellectuelles du siècle.
La royauté, capricieuse et faible avec Louis XV, bonasse et inintelligente avec Louis XVI, adorée à de courts moments, et trompant toujours les espérances d’où jaillissait l’adoration, rejetant les esprits tour à tour dans la haine et dans le mépris, apparaissant comme égoïste ou confisquée par les égoïsmes de cour, cesse d’être une force dans la nation. Responsable souvent des revers, elle n’est presque jamais pour rien dans les prospérités. Louis XIV avait su être, ou paraître le protecteur, le régulateur, l’inspirateur du génie littéraire et artistique : toute l’activité littéraire du xviiie siècle se développe loin de la royauté, qui ne se rappelle guère que comme une gêne et un obstacle.
Ces circonstances amenèrent la littérature du xviiie siècle à prendre une direction contraire à celle qu’avait suivie la littérature du xviie siècle. Mais il n’y eut pas de rupture entre les deux siècles. [Le xviiie reçut du xviie le principe de la souveraineté de la raison, et il en tira toutes les conséquences. Il supprima les limitation, les tempéraments que le xviie siècle avait apportés à l’autorité de la raison. Elle était juge souverain, elle devient juge universel : plus de domaine de la foi réservé, intangible. Elle ne laisse plus au roi l’examen des intérêts généraux : elle critique l’ordre social, la tradition, Elle ne consent pas non plus à rendre des arrêts en théorie, pour les voir annulés dans la pratique : elle prononce, et veut que la réalité se conforme à ses conclusions. De spéculative, elle deviendra pratique, réformatrice, enfin révolutionnaire.
On a pensé souvent, et Taine surtout a accrédité cette idée, que le vice, de la philosophie du xviiie siècle était le mépris de l’expérience et de l’histoire, l’abus de l’abstraction, de la généralisation, des postulats et des déductions a priori. En morale, en religion, en politique, dit-on, le xviiie siècle légifère pour l’homme en soi, pour ce vague résidu qui s’obtient en retranchant toutes les différences que l’on perçoit entre le Français, l’Anglais, le Chinois, etc., et qui ne correspond plus à aucun homme réel. Il proclame des principes qui se déduisent de la définition de cet homme en soi, sans rechercher s’ils sont bons pour le produit particulier des siècles qu’est la société française.