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fénelon.

Sa foi n’a pas de renoncement du côté de l’amour. Il a des ardeurs, des grâces féminines dans ses affections : ce sont des élans, des caresses impétueuses, et puis de douces coquetteries, des diminutifs amicaux, des surnoms familiers par lesquels sa tendresse s’approprie pour ainsi dire son objet.

Médiocrement érudit, point du tout logicien, théologien abondant plutôt que sûr, il s’éprend des idées comme des hommes, de tout ce qui flatte sa nature intime et l’aide à se satisfaire : en tout, le vrai, le bien, c’est ce qu’il aime. De là ses excès et ses aveuglements : il achèterait la ruine du jansénisme de la ruine de la France. Le point particulier qui le passionne, lui cache tout le reste. De là, l’incohérence, les contradictions de ses pensées ; mais de là aussi leur intarissable jaillissement, et la nouveauté, la chaleur. Jamais esprit ne s’est mû plus librement : car jamais il ne s’est lié par le respect de la logique ou le sens du possible.

Le moi est au fond de toutes ses chimères, comme il inspire ses plus exquises conceptions.

On retrouve, dans ses idées politiques et sociales, un curieux mélange du chrétien, du grand seigneur, et du lettré enivré des Grecs. Les Tables de Chaulnes [1] et quelques mémoires complètent le Télémaque et les Dialogues des morts. Fénelon rêve une royauté féodale, appuyée sur la noblesse qu’on relèverait, et partageant avec elle le gouvernement de l’État, une royauté pacifique, économe, ennemie du luxe et de l’industrie ; on établirait des lois somptuaires rigoureuses ; à Salente, le costume même de chaque classe est déterminé. Les souvenirs lointains de la féodalité rurale se mêlent aux rêves littéraires d’un retour à la simplicité primitive, de l’âge d’or. Toutes ces vues sont liées par un fort esprit de réaction contre Louis XIV, que Fénelon a vraiment haï : il ne lui pardonne pas, comme chrétien, les guerres, comme noble, l’abaissement de la noblesse, comme philosophe, la misère des peuples, comme Fénelon enfin, sa disgrâce.

Ses idées littéraires procèdent aussi de son tempérament. Contre la critique dogmatique, contre l’application mécanique des règles, il fonde la critique de sentiment. Il est un des deux ou trois esprits qui, au xviie siècle, ont été au delà de Rome, et ont vraiment senti la riche simplicité de l’art grec. Il est le plus charmant, le plus fin, le plus sûr des critiques, partout où sa nature se trouve conforme à l’œuvre dont il parle.

Amour-propre, esprit de domination, intolérance, idées réaction-

  1. On appelle ainsi le résumé des conversations politiques que Fénelon eut à Chaulnes en novembre 1711 avec le duc de Chevreuse, et d’où sortit tout un plan de gouvernement qui devait être présenté au duc de Bourgogne.