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la bruyère.

garantie d’impartialité ordinaire, de vérité moyenne : il évite ainsi les grandes erreurs et les grandes découvertes.

Il ne faut pas se laisser abuser par le dernier chapitre, une collection de réflexions et de raisonnements philosophiques, où La Bruyère mêle Platon, Descartes et Pascal dans un vague spiritualisme chrétien. Ce chapitre, sincère évidemment, mais sans personnalité, et qui ne contient que le reflet des pensées des autres, n’est pas une conclusion où tout l’ouvrage aboutisse. Il masque, au contraire, le manque de conclusion et de vues générales. De plus, avec le chapitre du Souverain, placé au milieu du volume, il est destiné à désarmer les pouvoirs temporel et spirituel, à servir de passeport pour l’indépendante franchise de l’observation dans le reste des Caractères.

Il n’y a pas à nier qu’il y ait un certain ordre dans la disposition du volume. Un chapitre d’introduction, où l’auteur explique sa doctrine littéraire ; puis neuf chapitres de description des diverses classes de la société : le mérite personnel, d’abord, parce qu’il n’a pas de place marquée dans la hiérarchie ; puis le monde proprement dit, étudié dans ses principaux éléments et occupations, les Femmes avec le Cœur et la Conversation ; les classes maintenant, gens de finance, bourgeois et robins, courtisans et grands ; enfin l’État, les ministres et le roi. Viennent alors deux chapitres généraux : l’Homme, les Jugements ; la Mode nous ramène aux travers particuliers du siècle ; l’étude de Quelques usages découvre les abus radicaux de la société. Enfin le chapitre de la Chaire nous explique l’état de cette prédication chrétienne qui a la charge des âmes et la direction morale du siècle ; et le chapitre des Esprits forts combat le libertinage. Il y a bien dans tout cela une certaine suite ; de même que, dans chaque chapitre, les jugements et les portraits se groupent, se distribuent selon les objets auxquels ils s’appliquent.

Mais cet ordre n’est pas dans l’invention, il n’existe que dans le classement. Les Caractères ont été faits au jour le jour ; ce sont des notes prises devant la réalité. Quand son portefeuille a été assez rempli, l’auteur a classé ses notes sous différents titres, trouvés après coup. Ce décousu de la composition a son avantage : La Bruyère dit tout ce qu’il voit, les nuances les plus voisines, les contradictions les plus flagrantes ; cela ne l’embarrasse pas, puisqu’il juxtapose sans fondre.

Sa peinture de l’homme est juste, un peu banale ; c’est l’homme de Montaigne, de La Rochefoucauld et de Pascal : égoïste, léger, inconstant, toujours en deçà et au delà du vrai, prenant pour raison sa fantaisie, son habitude et son intérêt, incapable d’un sentiment profond et durable, plus capable d’un grand effort d’un