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la fin de l’âge classique.

raison essentiellement et nécessairement perfectible, ils déclarent les écrivains modernes supérieurs aux anciens. Il suffit de lire dans Malebranche [1] les mordants chapitres où il malmène les adorateurs de l’antiquité, pour comprendre ce que pouvait donner l’esprit cartésien quand on l’appliquait aux lettres et aux arts [2].

Au rationalisme cartésien s’allia ce que nous avons appelé le rationalisme mondain. Ce rationalisme mondain tire ses principes de la mode, des convenances, de l’opinion ; il n’admet point de vérité, de beauté hors des choses qui ont cours dans la société polie ; et, comme le mouvement général des idées, en France, à cette date, porte vers l’esprit et vers la science, vers l’exercice exclusif des facultés intellectuelles et discursives, l’idéal mondain est forcément l’exagération de cette tendance. De plus, la notion de l’honnête homme, que la société demandait à chacun de réaliser en soi, a rendu dans le cours du siècle l’instruction plus légère, plus superficielle : on a imposé à l’homme du monde de n’afficher aucune compétence spéciale, et on a fini par l’amener à n’avoir en effet aucune sorte de compétence. Ainsi l’antiquité, superficiellement effleurée dans les collèges des jésuites, l’antiquité que les femmes ne peuvent connaître, et qui n’est guère objet de conversation dans un salon, est renvoyée aux pédants des Académies et aux cuistres de l’Université. Perrault comme Fontenelle, comme plus tard Lamotte, unit la légèreté décisive de l’homme du monde à l’indépendance cartésienne. Et les gens du monde n’hésiteront pas : ils reconnaîtront dans ces modernes leurs préjugés, leur esprit, leur confiance dans la raison de leur temps et de leur classe, leur penchant à ridiculiser tout ce qui n’est pas conforme à leurs manières et accessible à leur intelligence, leur incapacité artistique, leur impuissance à goûter d’autres beautés que celles de l’esprit de conversation et de la vie élégante. De là le succès de Perrault. Il eut les salons pour lui. Saint-Evremond, Bussy-Rabutin, les deux représentants les plus distingués de la société polie, sont discrètement, mais essentiellement modernes.

Or le succès de Perrault, qui affranchit la littérature moderne de l’imitation et du respect de l’antiquité, ce n’est rien moins que l’élimination de l’art, qui va être rejeté hors de la littérature moderne. Mais avec l’art s’en iront la poésie et l’éloquence. Cette exclusion de l’art est, littérairement, la grande différence qui

  1. Biographie. Malebranche, né à Paris en 1638, entre à l’Oratoire en 1660. Ses doctrines, suspectes à Bossuet, furent combattues par Arnauld. Fénelon en avait entrepris aussi une réfutation. Il mourut en 1715.

    Éditions : De la recherche de la vérité, Paris, 1674-1675, 2 vol. in-12. Œuvres, édit. J. Simon. Paris, Charpentier, 4 vol. in-12.

  2. Rech. de la vérité, l. II, 2e partie, ch. iii à vi.