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les grands artistes classiques.

la nature ou poésie du cœur, tableaux pittoresques, ou émotions exaltées. Bossuet s’abandonne librement ici à ses facultés de poète : il écrit pour des femmes, en qui il veut redoubler la ferveur, en leur faisant sentir le charme puissant des Livres Saints. Il est vraiment le grand poète lyrique du xviie siècle : et s’il a pu l’être, dans ce siècle intellectuel et rationaliste, c’est que son caractère ecclésiastique lui a permis de suivre son tempérament. En effet les objets de ses émotions, de ses transports lyriques, étant ceux que la religion fournissait, avaient un caractère universel et souverain, à l’ombre duquel, pour ainsi dire, l’individualité pouvait se déployer librement : nul ne pouvait s’étonner des ravissements du prêtre en face de son Dieu, et tout le monde pouvait les comprendre.

J’ai réservé pour la fin de cette étude les œuvres philosophiques de Bossuet. Il y a d’excellentes choses, des vues originales, une exposition magistrale dans la Connaissance de Dieu et de soi-même, et dans la Logique, où il mêle avec indépendance saint Thomas et Descartes, suivant surtout son sens personnel de la vérité des choses. Mais ces ouvrages philosophiques ne sont en somme que des manuels pour un enfant, et sont loin de contenir toute la philosophie de Bossuet. Il faut la chercher dans toute son œuvre, où elle est diffuse. À vrai dire, la philosophie de Bossuet, comme de tout ecclésiastique qui n’est pas en désaccord avec lui-même, c’est sa théologie : et la théologie de Bossuet, c’est la théologie catholique, sauf les deux ou trois opinions particulières au gallicanisme. Il suffirait donc de dire que la philosophie de Bossuet est celle qu’enveloppe le dogme catholique, puisque toute religion est en effet une philosophie.

Mais, tout en étant orthodoxe, Bossuet a une façon à lui de grouper, sérier, présenter les dogmes : dans la prédominance qu’il donne à l’un ou à l’autre, dans la complaisance avec laquelle il expose celui-ci ou celui-là, s’affirme un tempérament, et se dessine une philosophie. Or, en regardant la vie. Bossuet est frappé de la mort. La mort est l’immense, universelle, irréparable injustice de ce monde. Mais son tempérament de juriste a besoin de justice : le dogme de la Providence corrige l’immoralité de la réalité, et rend à chacun selon son mérite. Que l’on regarde toute l’œuvre de Bossuet, en dehors des controverses définies, on peut dire qu’elle est toute consacrée à mettre en lumière le fait, c’est-à-dire la mort, et le correctif du fait, c’est-à-dire la Providence. De la mort sort la tendresse émue, la triste sympathie qui s’étendent sur les choses éphémères ; de la Providence, la confiance robuste et joyeuse, l’optimisme définitif, dont il regarde tant de misères et de bassesses, qui sont la vie et qui sont l’homme.