Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/61

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
39
les chansons de geste.

Un cycle est l’histoire d’une famille épique, la suite des poèmes qui en présentent les générations successives et les fortunes variées. Cette organisation des cycles répond, en son principe, à un besoin de l’esprit. Nous tendons à lier nos perceptions, nos idées : nous ne pensons connaître et nous ne croyons réel ou vrai que ce dont nous apercevons les relations. Une figure légendaire aura plus de consistance, plus d’être, si en elle nous apparaît le fils ou le père d’un héros, qui nous est connu.

[Sans doute aussi il y avait entre certains poèmes des relations naturelles qui tendaient à les grouper autour d’un héros ou d’un événement principal. Les cinq ou six chansons qui, du Couronnement de Louis au Moniage Guillaume, forment la biographie poétique du vainqueur des Sarrasins, sont enchaînées, selon M. Bédier, par une logique profonde. Il ne veut pourtant pas faire l’hypothèse inacceptable d’un plan général qu’un poète unique aurait dressé une fois pour toutes, et imposé à ses successeurs. Mais une invention en appelait une autre, et la légende se développait par une évolution naturelle, imprévue et logique. Il se formait ainsi des gestes composées de plusieurs poèmes.

J’imagine que les jongleurs durent remarquer de bonne heure qu’un auditoire qu’on avait captivé avec les exploits d’un héros, ne demandait qu’à retrouver le même héros dans d’autres aventures. De cette remarque ou de cette expérience, sortit sans doute l’idée de grouper dans les récitations et dans les manuscrits les poèmes qui se reliaient les uns aux autres par leur matière. Ces cycles sont l’exagération artificielle de cette idée très simple.]

De plus, à mesure que se multipliaient les chansons, on sentait l’utilité de mettre un ordre dans cette abondance : or quoi de plus simple que de grouper les récits selon les rapports de parenté qui en unissaient les acteurs ? Enfin la méthode de classification pouvait facilement tourner en méthode d’invention : trouvères et jongleurs le comprirent bien vite. Le public voulait du nouveau : quoi de plus simple, pour exciter son intérêt, et pour utiliser encore une part de ses émotions antérieures, que de lui présenter les pères ou les fils des héros qu’il aimait ? Les pères surtout : car, par une mystérieuse divination des lois de l’hérédité ou, plutôt tout baisement, parce que, si l’on n’est pas toujours le père, on est forcément le fils de quelqu’un, la curiosité des auditeurs remontait plus volontiers aux ascendants des personnages favoris. De là ce facile bourgeonnement des légendes, ces développements généalogiques qui vont en sens inverse de la nature : car ici les fils engendrent les pères, et les aïeux naissent après les pères.

[Si l’on ne peut plus invoquer aujourd’hui en exemple la geste de Guillaume, si les seize Guillaume incorporés dans le héros au court