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les grands artistes classiques.

Après avoir secoué le joug de Rome, les protestants s’étaient efforcés d’arrêter un dogme commun, et de constituer des églises. Le sens général de l’œuvre de Bossuet est de démontrer qu’ils ne peuvent l’aire ni l’un ni l’autre : qu’en fait, le dogme varie de secte à secte et de génération en génération ; que nulle autorité chez eux n’est reconnue, ni universellement, ni souverainement, et que l’essence de la réforme est de livrer le dogme aux variations de la raison individuelle, de mettre cette raison individuelle au-dessus de la tradition et de l’autorité. Bossuet n’a raconté l’histoire du protestantisme que pour en faire sortir cette démonstration : de là les lacunes de son histoire, et le mélange continuel de la discussion à la narration. Il n’est pas impartial, puisqu’il est catholique : il le dit lui-même dans sa préface. Mais il promet d’être sincère et juste, point injurieux, charitable aux personnes ; et il l’a été, si l’on compare le ton de son ouvrage aux habitudes de la polémique religieuse depuis cent cinquante ans, ou simplement aux ripostes de son adversaire Jurieu.

L’originalité du livre est dans l’usage qu’il a fait de l’histoire [1] : pour faire avouer aux protestants qu’ils avaient varié, il a très bien compris qu’il fallait non de l’éloquence, mais des faits : et voilà comment notre controversiste s’est fait historien. Il a mis la méthode historique au service de sa thèse, recueillant les textes, écartant les ouvrages de seconde main, faisant une critique minutieuse et pénétrante des témoignages, si bien que sur les deux ou trois points principaux qu’il avait choisis, il a devancé les conclusions de l’histoire scientifique. Cette force d’érudition et de critique a rendu son ouvrage inébranlable ; et il a ainsi contribué à donner aux protestants la nette conscience de l’essence du protestantisme, qui est dans la liberté de la croyance individuelle et dans l’évolution du dogme. La grande injustice de Bossuet, dans cet ouvrage, et dans toute sa polémique contre les protestants, a été de ne pas rendre hommage à la profonde moralité de l’esprit protestant : sa grande erreur a été de ne pas croire à la vitalité du protestantisme. Homme de logique, il s’imaginait en avoir fini avec les hérétiques pour avoir acculé l’hérésie à une contradiction : il ne pensait pas que, pour vivre, l’hérésie s’adapterait à cette contradiction, et se transformerait en la supprimant.

Au point de vue de l’art, l’Histoire des variations est un des plus puissants chefs-d’œuvre de Bossuet : cette suite de raisonnements, de discussions, ce mélange ardu de faits historiques et de théologie dogmatique est animé d’une vie extraordinaire. Au travers de la controverse, l’histoire ressuscite le passé ; les hommes appa-

  1. Cf. le livre cité de Rébelliau.