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les grands artistes classiques.

sont ordinairement des observations : ils ont cru que le poète réglait, quand il constatait ; ils ont pris des lois expérimentales pour des commandements catégoriques.

Au reste, il n’y a pas à nier que la morale qu’on peut tirer des Fables, tant des moralités que des récits, est une morale épicurienne. L’idéal du poète est un idéal de vie facile, naturelle, instinctive ; c’est quelque chose d’intermédiaire entre Montaigne et Voltaire ; c’est quelque chose d’analogue à la morale de Molière, avec moins de réflexion, de sens pratique et d’honnêteté bourgeoise, avec plus de naïveté, de sensibilité et de sensualité tout à la fois. Morale d’honnête homme éclairé, indulgent, sensible à l’amitié, qui ne demande aux hommes que d’aller à leur bien modérément sans détruire le bien des autres. La Fontaine, avec Molière, représente dans la littérature classique une tradition libertine, qui subsiste entre la tradition chrétienne et la doctrine cartésienne. Il appartient à ce groupe qui finira par s’emparer du principe cartésien, de la méthode scientifique, qui les déviera pour les séparer de la religion et y trouver un moyen de la battre. Déjà, chez lui, le naturalisme devient visiblement sensualisme.

C’est une question si La Fontaine a été estimé de ses contemporains à sa valeur. Je n’en doute pas. On estimait l’ample et profonde vérité de son observation. Mais ces mondains mêmes subissaient, sans trop se rendre, compte de leur impression, le charme complet de cette poésie qui, en leur parlant toujours de l’homme, leur faisait voir toute la nature, l’immense, la multiple nature, et qui mêlait l’effusion lyrique à la précision narrative ou dramatique. Ils s’abandonnaient à cette séduction, à ce je ne sais quoi si puissant et si doux. Ils le voyaient tel qu’il est, c’est-à-dire unique ; et, par une exceptionnelle et heureuse dérogation aux procédés habituels de leur esprit, ils le sentaient mieux qu’ils ne le définissaient. Bussy et Mme  de Sévigné [1] nous ont laissé des témoignages décisifs du succès du bonhomme : et qui peut mieux représenter qu’eux le goût de la haute société du xviie siècle ?


3. POÈTES LÉGERS.


Par ses œuvres secondaires, ainsi que je l’ai dit, La Fontaine se relie à la foule des petits poètes du xviie siècle. Chez les uns, l’esprit est plus pincé, plus facile chez les autres ; mais, dans l’ensemble, il est sensible que la préciosité étudiée de l’âge précé-

  1. Cf. Bussy, Lettre du 4 mai 1686 ; Sévigné, Lettre du 14 mai 1686.