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les grands artistes classiques.

haut un genre si mince : c’est tout simplement qu’il l’a ajuste à sa taille. Il n’a pas versifié les sujets d’Ésope et de Phèdre : il a traduit des visions personnelles de la vie, que sa réflexion faisait transparaître à travers les lignes maigres et sans caractère des thèmes traditionnels. Un exemple va nous aider à comprendre. La Fontaine lit, dans le Coche et la mouche, le fait abstrait, sec, incolore, insipide. Mais ce fait réveille en lui des sensations lointaines [1] : le carrosse de Poitiers gravissant une rude montée dans la vallée de Torfou ; et de ces sensations réveillées va se former le tableau merveilleux, d’une couleur si sobre et si intense, que présente le début de la fable. C’est en lui, non dans son auteur, qu’il a trouvé le pittoresque et la poésie du sujet.

Voilà comment il a tant élargi le genre de l’apologue. Telle fable est un conte, un fabliau, exquis de malice, ou saisissant de réalité, le Cure et le mort, la Laitière et le Pot au lait, la Jeune Veuve, la Fille, la Vieille et ses deux servantes. Telle est une idylle : Tircis et Amarante, Daphnis et Alcimadure. Telle, une élégie : les Deux Pigeons. Nombre de fables sont encadrées dans des épitres, des discours, des causeries : le duc de la Rochefoucauld, Mme  de la Sablière, Mlle  de la Mésangère, Mlle  de Sillery, Mlle  de Sévigné [2] reçoivent des pièces plus charmantes qu’aucune de celles qu’ont dédiées Voiture ou Voltaire. Ailleurs la fable s’agrandit en poème philosophique : comme lorsqu’il démontre la vanité de l’astrologie judiciaire, ou lorsque, dans un long discours, il discute la théorie cartésienne des animaux machines. Enfin, à chaque instant, les fables s’enrichissent de prologues ou d’épilogues lyriques : c’est par une ode à la solitude que se termine le Songe d’un habitant du Mogol.

À vrai dire, le lyrisme est partout dans ces fables : l’individualité du poète s’épanche avec une grâce charmante, une individualité qui n’a rien de romantique, de fougueux, de tapageur, qui est toute en finesse ironique, en sensibilité discrète. Il se fait un mélange singulier de description objective et d’expansion subjective, un continuel et facile passage de l’une à l’autre. On se demande parfois où est la poésie lyrique dans le xviie siècle classique : elle est là, dans ces Fables, qui offrent précisément et la dose et la forme du lyrisme que l’esprit d’alors était capable de goûter. C’est une combinaison unique de représentation impersonnelle et d’émotion personnelle. La Fontaine tempère le lyrisme par les éléments narratifs ou dramatiques ; il l’impose ainsi à un public positif, peu

  1. Cf. une lettre à sa femme du 30 août 1663.
  2. Les Lapins, le Corbeau, la Gazelle et la Tortue, Daphnis et Alcimadure, Tircis et Amarante, le Lion amoureux.