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la fontaine.

condition et tout caractère, il lui faut des mots de toute couleur et de toute dignité. Il en prend au peuple, aux provinces, mots de cru et de terroir, savoureux et mordants : il en va chercher chez ses conteurs du XVIe siècle, chez son favori Rabelais. Il mêle tous ces emprunts dans le courant limpide de son style, et les plus vertes expressions, les plus triviales, et qui sentent la canaille ou l’écurie, n’étonnent ni ne détonnent chez lui, tant elles sont à leur place, et justes, naturelles, nécessaires. Il faut comparer ses Fables avec les secs apologues d’Esope, avec la froide philosophie de Lessing : mais il faut aussi, dans les occasions où il a rivalisé avec notre Rabelais, étudier comment, à force de goût, de mesure, de sobriété, il a multiplié en quelque sorte sa puissance. C’est là surtout qu’on apercevra quelle part ont le discernement et la réflexion dans ces chefs-d’œuvre.

Presque toutes ces idées trouvent leur développement, avec les exemples capables de les illustrer, dans le charmant livre de Taine. Je me contenterai donc d’ajouter quelques observations complémentaires, et d’appeler l’attention sur quelques points importants.

La Fontaine, d’abord, n’invente rien : il prend sa matière de toutes mains, d’Esope, de Phèdre, de Babrius, d’Avienus, de Lokman ou Pilpay, d’Horace ou de Marot, de Des Périers ou de Rabelais, de tous les fabulistes de profession et d’occasion qu’il peut connaître. Parfois une anecdote contemporaine l’inspire, comme dans le Curé et le mort : parfois il reçoit le sujet de quelqu’un qui le lui donne à mettre en vers ; jamais de lui-même il n’a inventé sa matière. Par là il manifeste son entière communion de goût avec les grands artistes classiques, chez qui nous avons trouvé la même conception originale de la véritable invention. De plus, quand il s’agit de fables, c’est une preuve de goût notable, que de se refuser l’honneur facile de créer des sujets. L’apologue est de sa nature une forme très primitive et très naïve : la réflexion individuelle ne peut guère plus créer des sujets de fables que des sujets d’épopée ; et ces formes symboliques ne sauraient être compréhensives et vivantes qu’à condition de dériver d’une source populaire ou d’être au moins consacrées par une longue tradition. Alors toutes les bizarreries, toutes les impossibilités deviennent vraisemblables ; les symboles se présentent déjà tout chargés de sens, et taillés à la mesure des réalités naturelles. Ce qu’un auteur invente et combine, en ce genre, ne peut être qu’ingénieux, factice et sec : on peut s’en assurer en lisant les insipides ou absurdes créations de Lamotte-Houdart.

Mais dans ces cadres traditionnels, La Fontaine a versé toute la richesse de sa nature, de ses émotions, de ses expériences. On s’est demandé souvent par quel effort de génie il avait su porter si