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les grands artistes classiques.

humeur et de son génie, il plonge en quelque sorte dans le sol natal, et l’on saisit en lui le goût du terroir champenois.

Il faut se garder des illusions enthousiastes, comme des exagérations dénigrantes, quand on parle de l’homme et de la façon dont il vécut. On a poétisé la vie de ce bourgeois de province, sensuel et flâneur, qui n’eut ni volonté, ni sens moral, ni énergie pour aucun devoir, qui ne sut faire ni sa charge de maître des eaux et forêts, ni sa fonction de chef de famille. En pleine force du corps et de l’esprit, il lâcha tout, charge, femme et fils, pour venir à Paris, et vivre à la solde d’amateurs généreux. Il fut foncièrement égoïste ; il ne sut résister jamais ni à son désir ni à son plaisir, et s’abandonna à toutes les impulsions de sa nature.

D’où vient cependant que ce caractère assez laid en somme s’est prêté aux idéalisations de la critique ? C’est que La Fontaine a un égoïsme d’une qualité particulière, cet égoïsme des enfants, qui n’est que l’instinct naturel, que l’éducation n’a pas entamé ni complété, et dans lequel la civilisation n’a point mêlé ses complications corruptrices. Il ne contient ni ambition, ni avarice, ni intérêt : il est tout spontané et de premier mouvement. Le calcul et la réflexion en sont absents ; et dans ce total abandon à la nature, si la nature a des instincts de tendresse, de sympathie, d’amitié, l’homme sera tendre, affectueux, et capable de préférer ses sympathies à ses intérêts. C’est le cas de La Fontaine ; il a le cœur primesautier, et le sentiment peut tout sur ce grand enfant ingénu. Aucun devoir ne le retient, quand il n’aime pas : aucun intérêt, quand il aime.

Parce que cela lui fait plaisir, il aime ses amis ; il leur est dévoué, tendrement, délicatement, à Fouquet, à Mme de la Sablière, à M. d’Hervart. Si incapable de réflexion et de bon conseil pour lui-même, il est attentif, clairvoyant, prudent sur les affaires de ses amis. Aussi se fait-il aimer, comme il aime. Ce n’est pas la seule fois où l’on voie l’égoïsme radical faire un caractère charmant : ces libres déploiements de la nature primitive, antérieure à toute morale, ont d’infinies séductions.

Le fond de la poésie de La Fontaine, c’est cette spontanéité, cette richesse des émotions, qui, dans la vie réelle, en font le plus incorrigible des fantaisistes ; c’est la simplicité, l’absolue et immo-

    la connaissance de son génie. l’Epître à Huet et le Discours à Mme de la Sablière

    Éditions : Les Fables : 1re et 2e parties, 1668, in-4 ; 1668, 2 vol. in-12, réimp. avec une 3e et une 4e partie, 1678 et 1679, 4 vol. in-12 ; Le XIIe livre, Paris, 1692, in-12. Œuvres complètes (coll. des Grands Écriv. de la France), Hachette. 11 vol. in-8, 1883-1893. — À consulter : Walckenaer, Hist. de la vie et des ouvrages de La F., Paris, 1820, in-8. Marty-Laveaux, Essai sur la langue de La F.. 1853, Paris. Taine. La Fontaine et ses fables.