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racine.

Et tant d’autres vers, qui font que la tragédie s’élargit avec l’imagination du public, et devient apte à recevoir toutes les impressions que notre éducation archéologique et esthétique nous fait rechercher dans la représentation de l’antiquité.

Les tragédies sacrées de Racine ont le même caractère. Esther est une élégie pieuse, aimable et un peu enfantine, avec son fantoche de sultan et son épouvantail de ministre : mais le vieux Juif Mardochée, la douce dévote. Esther ressortent en pleine lumière. Toute la poésie des Livres Saints est passée dans la prière d’Esther. Athalie est une vision d’une intensité étonnante : dans ce cadre grandiose du temple, devant ces chœurs, dont la voix, un peu maigre, rappelle à notre mémoire les fières beautés des psaumes hébraïques, Joad, si bien saisi dans son âpreté juive, dans sa puissance de haine et de malédiction, dans son absorption enfin du sentiment national par la passion religieuse, Joad est une figure biblique. Mais songez surtout à son accès de fureur prophétique, à ce qu’il a fallu de puissance poétique, de hardiesse artistique, pour concevoir et pour offrir à ce monde de raisonneurs et d’intellectuels un prophète, un vrai prophète, inspiré, délirant, dessinant l’avenir en images actuellement extravagantes. Et, pour doubler l’audace de la peinture, imaginez que ce prophète découvre les crimes futurs de Joas, et risque de rendre odieux le personnage sympathique : faute insigne pour un dramaturge adroit, trait admirable de vérité profonde et de large poésie, qui jette soudainement une vive lumière sur la sinistre histoire de Juda, et sur le triste, le pauvre fond de notre humanité.

Je crains que Racine, comme Bossuet, n’ait été trop poète pour un siècle qui s’éloignait de plus en plus de la poésie : on sentit la vérité humaine mieux que la grandeur poétique de son œuvre. On pourrait s’étonner que les romantiques l’aient traité si mal, eux qui étaient poètes et artistes ; mais il faut songer que tous les pseudo-classiques qui s’abritaient derrière Racine, leur en faisaient méconnaître le véritable caractère. Et surtout la poésie de Racine est tout juste l’opposé de la poésie romantique : elle n’est pas l’épanouissement de l’individualité, impérieuse et capricieuse ; elle est tout objective et impersonnelle.


5. LA TRAGÉDIE APRÈS RACINE.


J’ai pu grouper quelques tragiques autour de Corneille : autour de Racine, il n’y a personne. Rien de plus plat que Pradon et que l’abbé Genest [1]. Totalement dépourvus de sens poétique, ils

  1. Sur la tragédie après Racine, cf. G. Lanson, Nivelle de la Chaussée et la Comédie