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les chansons de geste.

le conseil des médecins, dont le plus vieux commande d’abord qu’on éloigne la jeune femme qui troublerait le malade : ce sont des scènes qui ont vie et mouvement.

Mais la mort de Bègue est un récit d’un grand effet dans sa couleur grise, avec cette accumulation rapide de petits détails pressés d’une si exacte et précise notation : la vie paisible de Bègue dans son château de Belin, entre sa femme et ses enfants, l’ennui qui prend à la fin ce grand batailleur, sourde inquiétude, désir de voir son frère Garin qu’il n’a pas vu depuis longtemps, et son neveu Girbert qu’il n’a jamais vu, désir aussi de chasser un fort sanglier, fameux dans la contrée du Nord ; la tristesse et la soumission douce de la femme ; le départ, le voyage, la chasse si réelle avec toutes ses circonstances, l’aboi des chiens, le son des cors, la fuite de la bête, l’éparpillement des chasseurs, qui renoncent ; Bègue seul âpre à la poursuite, dévorant les lieues, traversant plaines et forêts et marais, prenant ses chiens par moments sur ses bras pour les reposer, jusqu’à ce qu’il se trouve seul, à côté de la bête morte, ses chiens éventrés, en une forêt inconnue, sous la pluie froide de la nuit tombante : il s’abrite sous un tremble, allume un grand feu, prend son cor et en sonne trois fois, pour appeler les siens. C’est là que les forestiers de Fromont le tuent, six contre un ; encore ne viendraient-ils pas à bout du grand baron, debout, adossé à son arbre, sans un archer qui de loin lâchement le frappe : et le corps dépouillé reste là, les trois chiens hurlant auprès de lui dans la nuit. Il n’y a pas de scène de roman moderne qui ait une vérité plus simple et plus forte. Le poète qui a fait cela n’était pas un coloriste, mais jamais dessin ne donna plus l’illusion de la vie par la sure netteté des lignes.

On pourrait poursuivre l’énumération, et retrouver d’autres inspirations épiques de belle venue dans la diversité inégale et confuse des inventions dont sont composées et gonflées nos chansons de geste. Aimeri promettant Narbonne à Charlemagne[1], le duel d’Olivier et de Roland sont deux épisodes, que Victor Hugo a rendus populaires. Il faut seulement noter que le grand poète, en jetant sur ces vieilles légendes l’artistique perfection de sa forme, les a, si je puis dire, « sublimées » aux dépens du simple bon sens. Le duel surtout de Roland et d’Olivier est loin d’avoir dans Girart de Viane l’étrangeté fantastique que la Légende

  1. Aimeri de Narbonne, éd. Demaison (Soc. des Anc. textes), 1887, 2 vol. in-8. — Les Narbonnais, éd. Suchier (Anc. textes), 1898. — Le Couronnement de Louis, éd. Langlois (Anc. textes), 1888. — Aliscans, éd. Guessard (Anc. textes), 1870. — La Chanson de Guillaume, 1903. — Le moniage Guillaume, éd. W. Cloetta (Anc. textes), 1908. — Les beautés de cette geste ressortent bien dans l’analyse d’un goût si sûr qu’a donnée M. Bédier aux ch. II et III de son premier volume (11e éd).